Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL |
Claude Thomasset, né en 1938, est universitaire médiéviste (à la Sorbone) et peintre. Sa participation "Aux passantes des bouts du monde", nous fait découvrir une autre facette de ses talents, auteur : souvenirs d'enfance, avec "La passante du Moulin-Dernier" (un lieu-dit de Champfromier, sur la Volferine, entre le Chef-lieu et Monnetier).
"Peinture abstraite et, quelquefois, rencontre avec des mythes laissés au bord du chemin. L'occasion pour moi de rêver de revenir à mes premières années passées dans un village qui sentait bon le foin et dans lequel on rencontrait beaucoup de cœurs simples.
Les Grands-mères parlaient encore le patois franco-provençal. Pour tous ceux que j'ai connus, pour tous ceux qui peuplent une enfance, voici un souvenir parmi les autres et une silhouette qui montre le chemin".
Clara descend une dizaine de marches. Comme toujours l’indéfinissable chapeau de paille noire des vieilles femmes, vêtements noirs, le cabas en toile cirée noire à la main. Elle prend le chemin qui la conduit au premier pont. Ce pont n’a pas de nom. Les grandes filles qui m’emmenaient promener me racontaient cette histoire que j’ai entendue plusieurs fois ensuite : une mariée, qui était sur le parapet, est tombée, mais le vent dans sa robe lui a permis d’atterrir sans mal.
Voici Clara dans le hameau de Monnetier (le « monastère »), car mon village est écartelé en plusieurs hameaux. Elle descend « la Rue », le chemin entre les six ou sept maisons. Ma grand’mère, Eugénie, qui l’a vue arriver, est sur le pas de sa porte, vêtue de noir depuis qu’elle est veuve et cela fait si longtemps. Elle a par-dessus sa robe cet inoubliable tablier avec des impressions violettes. En patois : « …une goutte de café Clara…. ». Elles sont assises dans la cuisine sur le coin de la table devant la grosse cuisinière noire. « Si tu descends au Pont d’Enfer( tous les noms sont vrais), tu me rapporteras du fil noir, de la laine noire… »
Et puis de Clara, cette réflexion qui défie la réflexion de générations de peintres : « Tu vois, Génie, nous les femmes, on est toujours habillées en noir, mais le noir, c’est quand même trop noir… »
Clara a repris sa route. Elle quitte la Rue, file entre les petits champs, traverse le petit pont de la rivière du Moulin-Dernier, un torrent qui descend de la montagne. Trois éclats d’écume sur un fond sombre et moussu. Le bâtiment en ruines en contrebas. Un petit bois à traverser et elle longe le mur du cimetière. La lourde porte en fer. Remplir le petit seau d’eau à l’entrée pour les plantes qui peuvent être sauvées. Elle a dit à ma grand’mère : « Tu sais, Génie, faut que j’aille m’occuper de la tombe des Planchet. Depuis que les gamins sont à Lyon, plus personne s’en occupe. Ca fait regret ! » Le tour du cimetière où les tombes des années 1880, avec leur croix en fer forgé, ont une dalle de pierre brisée. Elles vont être mangées par la terre. D’autres tombes, grandes ou petites, simples ou somptueuses, et les mêmes noms qui reviennent si souvent : un village de France qu’on n’a guère quitté.. Elle les connaît toutes par cœur.
Elle a arrosé ; elle remet en place le petit seau, jette sur le tas devant la porte l’herbe et les fleurs fanées. Elle descend vers le plus gros hameau : le Pont d’Enfer, à sa droite plus bas l’église. L’épicier. Traverser le pont au nom terrible. Revenir cette fois par la route directe, passer tout près de la scierie : le halètement de la scie à débiter entrecoupé, des râles de la circulaire. Porter les « commissions » à ceux qui ont commandé. Dans mon village, on ne fait pas des courses, mais des « commissions. La côte est dure. Le cabas est souvent lourd. « Tu sais, il y a des moments où je suis obligée de m’arrêter et de m’asseoir, les jambes. » Enfin, le replat. Le lavoir, son bout de maison : elle disparaît. Aujourd’hui c’était le grand tour et la fatigue est là.
Je n’ai vu qu’une fois le visage de cette femme, si bien caché par le chapeau. Un visage plein, tanné par le soleil, barré d’une longue mèche grise, avec des yeux verts un peu fous. J’étais enfant et j’avais presque eu peur. Mes petits copains n’avaient que peu d’estime pour elle. Et pourtant… « Tu sais, faut que j’aille voir la Marthe, ça va pas bien. » Ou encore : « Tu sais le Firmin peut plus se lever. La Félicie s’en voit bien. Je vais passer… » Quant on meurt, quand on enterre, quand c’est la première communion, quand c’est un mariage, on est bouleversé, on a toujours oublié de faire ou d’acheter quelque chose. Et la maîtresse de maison. « Tu n’as pas vu la Clara, il faut que je l’envoie au Pont d’Enfer chercher… »
Pas de mari, pas d’enfant, pas de famille, pas d’amis. Pas d’argent. Elle vivait d’un bout de jardin, de ce qu’on lui donnait à manger et qu’elle emportait dans la cabas, de ce qu’on lui laissait quand elle remettait la monnaie des « commissions ». Personne n’est jamais rentré dans son bout de maison. On a quitté le village. Je ne sais pas quand elle est morte. Je ne sais même pas où est sa tombe. Là-bas, elle a dû reprendre le cabas, marcher, marcher, passer des ponts…blancs [Fin du texte intégral].
Pour info, Clara Ducret [CI-6942] (1889-1961), célibataire, demeurait avec "Ponard" (Joseph Ducret [CI-6734]) à Monnetier, au 10 Chemin du Poisey (actuelle maison Guillemot).
Présentation, texte et illustration Claude Thomasset. Extrait de "Aux passantes des bouts du monde" (p.77-79) , récits réunis par Elise Dürr. Elocoquent éditeur, 2012.
Première publication le 31 octobre 2012. Dernière mise à jour de cette page, le 28 janvier 2015.