Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL

La lessive, au lavoir du Pont d'Enfer

La lessive de L'Hôtel Tournier, dans les années 30

Laver le linge de l’hôtel Victor Tournier à la pleine saison d’été, dans les années 1930-40, n’avait rien de comparable avec une heure de machine à laver d’aujourd’hui ! Faire une lessive, c’était trois jours de travail, séchage non compris ! Encore fallait-il trouver un lavoir de libre et avec une fontaine de fort débit. Il y avait bien un lavoir communal, juste en face en l’hôtel, et disposant même d’une buanderie équipée d'un cuvier en zinc, fourni par le voisin, Eloi Ducrest, et une chaudière, mais la fontaine était trop petite pour rincer de grandes quantités de draps. Détruit vers 1980, ce lavoir avait pourtant été d’un bon usage pour l’hôtel, c’est à sa fontaine que l’on s’approvisionnait en eau fraiche pour… servir l’apéritif ! Il existait aussi un autre lavoir à proximité de l’hôtel, mais celui-ci ne pouvait convenir que pour un usage familial (Voir le lavoir de la Caserne). C’est donc à celui du Pont d’Enfer, qu’il fallait se rendre.

Ce lavoir du Pont d'Enfer était le seul suffisamment grand pour laver le linge des hôtels du village et de particuliers, il était équipé d’une buanderie avec chaudière et cuvier, et surtout sa fontaine était d'un fort débit. La buanderie peut encore se voir sur plusieurs cartes postales (CP 131, CP 28) et, il y a peu de temps, on pouvait encore en ressentir l'ancienne existence par la trace de son petit toit sur le côté façade du mur pignon de l'hôtel (Voir la photographie ci-dessus, prise le 5 mai 2005).


Un cuvier à Champfromier

 

Pour l’Hôtel Tournier, hôtel de grand confort inauguré en 1933, les draps était en lin fin ou de toile métisse (lin et coton mélangés), et non de gros chanvre comme dans nombre de familles du pays. Néanmoins, une première journée était quand même nécessaire pour faire tremper ces draps à l’eau froide (afin que l'eau pénètre au plus profond des fibres). La charrette aux bagages des touristes de l'hôtel était mise à contribution pour transporter ces lourds draps jusqu'au lavoir. Le lendemain matin, les draps étaient savonnés sur le lavoir, on disait qu’ils étaient décrassés. Entre temps le cuvier, énorme bac en bois cerclé de cerceaux en fer, et percé d’une bonde en sa partie basse, avait été préparé en y versant un sac de cendres de bois. Celles de charbon étaient exclues car elles auraient tâché le linge. Les cendres de bois se trouvaient facilement, il suffisait de s’approvisionner à la boulangerie ou chez quiconque avait un four à pain et un excès de cendres. Par précaution les premiers draps que l'on plaçait sur ces cendres étaient néanmoins de vieux draps, ne risquant rien ! Les draps fragiles étaient disposés ensuite, par couches successives, les plus sales au fond et bien pliés pour pouvoir en mettre davantage. Les chiffonner, comme aujourd'hui, n’aurait pas amélioré ce type de lavage ancestral, puisqu'il était statique.

Commençait alors la partie active de la lessive. De l’eau, préalablement mise à tiédir dans la chaudière de la buanderie, était versée sur le dessus du cuvier. Le mélange de cette eau avec la potasse contenue dans la cendre faisait miraculeusement le nettoyage des draps (la potasse dissolvant les graisses), en plusieurs étapes toutefois ! La cendre de bois a un effet alcalin car elle est très riche en calcaire, et d'autant plus dans cette région où le bois brulé provenait d'arbres ayant poussé sur nos terrains jurassiques, si riches en calcaire !

Toutes les deux heures environ, on retirait la bonde du cuvier et on récupérait dans des seaux cette eau chargée d'alcalin et de salissures, le lissieu comme on disait. Puis on refaisait chauffer, un peu plus que la première fois, ce premier lissieu de récupération, et on le reversait dans le cuvier, une première fois. L'opération se répétait ainsi durant tout le deuxième jour, du moins tant que les draps étaient sales… L'eau était chaque fois un peu plus chaude, jusqu'à devenir bouillante au dernier passage. Une eau bouillante dès le départ aurait grillé les impuretés qui seraient restées prisonnières des fibres, au lieu de s'en extraire. Une eau tiède, au contraire, laissait le temps aux salissures de se détacher des fibres et de migrer dans les eaux. Pour s'avancer, les draps du dessus du cuvier, ceux les moins sales de la clientèle d'une seule nuit, étaient extraits et rincés dès le deuxième jour.

Le troisième jour, on sortait les draps du fond, un à un. On les dépliait pour vérifier si une grosse tâche ne subsistait pas, et si oui un coup de brosse achevait le nettoyage. On plongeait les draps dans la partie gauche du lavoir, la plus proche de la buanderie (ou à l’autre bout si cette partie du lavoir était déjà occupée). Ces petits bassins latéraux remplis d’eau permettaient de faire partir le plus gros du lissieu. Puis, les draps étant étalés sur le plan incliné du lavoir, à grand coup de tapettes en bois, on poursuivait l’extraction du lissieu.

Puis on passait à la partie centrale du lavoir, là où coule en permanence l’eau pure et fraiche de nos montagnes, pour le rinçage. Un drap était tenu aux quatre coins, on y mettait les autres à l’intérieur, et on faisait couler l’eau sur l’ensemble du paquet afin d’avoir des draps parfaitement propres. C’était fini ? Non, il fallait encore les sécher. Tordre les draps aurait permis de bien faire s'évacuer l’eau, mais cette essorage vigoureux les aurait froissés et aurait nécessité un repassage complet. Pour l’hôtel, on préférait donc les plier soigneusement et les poser sur les plans inclinés du lavoir afin qu’ils commencent à s’égoutter d’eux-mêmes.

On les plaçait ensuite dans de grandes corbeille en osier et la charrette œuvrait à nouveau pour les transporter jusqu’à une solide corde à linge de chanvre. Ces cordes à linge, épaisses d’un bon centimètre, provenaient toutes de la Chandelette. Et où étendait-on le linge ? Tout simplement au premier endroit où quelqu’un du village avait une corde de libre ! Et si aucun emplacement n’était disponible, on tirait une corde entre deux arbres dans un pré, ou entre deux solides piquets ; on a bien dit un pré, et non un terrain terreux de jardin. Qui a déjà observé les violentes bourrasques de vent avant un orage imminent, comprendra que si le linge est envoyé à terre avant d’avoir eu le temps de le récupérer, il sera préférable qu’il tombe dans l’herbe plutôt que dans la terre. Sur l'herbe sèche de l'été, il ne sera pas sali, ou si peu qu’un petit nettoyage suffira. Le soir, si le linge n’était pas sec, on le décrochait pour la nuit, à charge de le remettre le lendemain ! Et s’il pleuvait trop longtemps en saison d'été, ne parlons pas de malheur, on essayait de trouver une corde dans un hangar, ou l'on en disposait une entre des chaises dans la cuisine ! Mais, de toutes les façons, on n'entreposait jamais un drap dans une armoire avant qu'il n'ait reçu les rayons d'un bon après-midi de soleil. Pour l’hôtel, le repassage se limitait au retour du drap, seule partie visible recouvrant les couvertures à la tête du lit. Et enfin on pouvait le ranger dans l'armoire !

Faire la lessive était donc une occupation quasi professionnelle. Mais même si les enfants aidaient parfois un peu, pour les draps de l’hôtel Tournier, c’est une femme - une lavandière, mais le mot n'était pas utilisé - qui effectuait ce travail, et qui le faisait aussi pour d’autres familles du village.


L'élégant lavoir du Pont d'Enfer, avec sa fontaine alimentant le bassin central
dont l'eau se déverse dans les deux bassins latéraux

Des anecdotes...

Des anecdotes, il y a celles des jours où l’on était pressé et qu’au lieu de jeter les draps propres dans la corbeille ils atterrissaient par terre dans la boue ! Tout à refaire ! Il y a aussi celle moins drôle d’un jour où, Hélène avait alors 18/20 ans, avec sa sœur Mimi elles avaient attendu d’avoir jusqu’à 16 à 18 draps à laver, espérant s’économiser une lessive... Tout s’était bien passé et le linge avait été mis à sécher, mais il avait été ramassé « après le soleil », et donc était susceptible d’avoir repris un peu d’humidité. Au lieu de le ranger dans les armoires de la petite salle du café, les deux sœurs l’avaient donc laissé dans la panière, en attendant de savoir si, le lendemain, le linge serait suffisamment sec ou s’il faudrait l’étendre à nouveau. La panière était un panier ovale, haut d’environ 40 centimètres, c’était donc un siège très confortable lorsqu'elle était posée par terre et remplie de linge ! Hors ce jour là se trouvait dans le café un vieux pépé qui avait été opéré de la prostate. Il en était revenu avec une poche à urine, mais à l’époque le tuyau courrait le long de la jambe sans arriver dans une poche, et lorsque le brave homme avait une envie, on lui passait donc un verre, un pot ou une bouteille à mettre au bout du tuyau… Mais ce jour là il eut besoin de téléphoner et donc de se rendre dans la petite salle. On le laissa seul. Il trouva la panière très confortable pour s’y assoir et, probablement captivé par son appel téléphonique, il eut… un ennui, et même dira-t-on, une grosse fuite incontrôlée ! Catastrophe, tout le linge fut souillé, et que dire de l’odeur ! Toute la lessive fut à refaire. Les deux sœurs en rigolèrent bien, mais ce ne fut seulement que bien des années après !

La lessive du linge familial

Le linge de corps était lavé chaque semaine au savon de Marseille, un savon très dur qui avait l’avantage de ne pas s’user trop vite ! Micheline Vallet se souvient aussi des lessives familiales. Le principe était le même, sauf qu’après avoir empilé les draps, on rajoutait au-dessus le linge de travail, lui aussi de grosse toile de chanvre, et les torchons. Les cendres étaient meilleures si elles provenaient de hêtres. On pouvait disposer des lattes de bois pour séparer ces cendres du linge. Le lissieu se récupérait dans une seille. Dans les fermes, comme à Communal, chacun avait son cuvier, et seul le lavoir communal leur était indispensable.

On ne lavait ce linge que rarement, ce n’est pas sans raison que les trousseaux comprenaient des piles de blouses, de pantalons et autres vêtements de travail. En général, il y avait seulement deux lessives par an, une au printemps, juste avant ou après la Semaine Sainte (suivant la date de Pâques), et l'autre à l’automne. Le petit linge personnel était par contre de toile plus fine et lavé séparément. Rien ne se perdait, à la fin de la lessive le lissieu n’était pas jeté mais réchauffé et utilisé pour laver les parquets, lesquels devenaient d’une blancheur immaculée ! Les tapettes, qui servaient à extraire le lissieu du linge en tapant dessus, étaient elles aussi de cette blancheur irréelle, rongées qu’elles étaient par l'alcalin des cendres.

 

D'après les souvenirs de Mme Hélène Chevron (fille des hôteliers de l'ancien Hôtel Tournier), avec nos remerciements. Cuvier : propriété privée. Crédits photographiques : Ghislain Lancel.

Dernière mise à jour de cette page, le 31 janvier 2009.

 

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