Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL |
Chacun sait que l'illustre contrebandier Mandrin (1725-1755) a soupé et passé une nuit à Châtillon-de-Michaille (Ain), dans la demeure des Passerat, le 4 avril 1754, et les récits en sont nombreux. Voici toutefois celui qui est l'original, et le plus sérieux, suivi d'une version un peu plus légère !
Au cours de sa première campagne (2 janvier-5 avril 1754), Mandrin, qui était parti de la Savoie, pénètre en France par le Dauphiné, passe à Romans, sillonne le Languedoc, et pousse jusqu'au Rouergue. Il revient par le Bugey, passe par Châtillon et, par la route de Genève, retourne en Savoie.
Après la très sérieuse publication en 1907 de "Mandrin, Capitaine général des contrebandiers" par Funck-Brentano dans la Revue des deux monde, Louis Alloing, secrétaire de la Société Gorini, commente pour les lecteurs de la revue en 1909 et révèle un manuscrit de 42 feuillets que possède la Société Gorini et dont plusieurs pages sont consacrées à Mandrin. Il est intitulé : "Notice sur Châtillon-de-Michaille et sur la famille Passerat de la Chapelle", par le baron de la Chapelle, écrite en 1845. La revue publie ainsi, extrait de ce manuscrit, tout ce qui est relatif à Mandrin et à son passage à Châtillon-de-Michaille (1ère campagne). Notons que ces récits avaient déjà été publié par L'Abeille du Bugey [Edition du 29 avril 1877 (Notice tirée du baron de la Chapelle)].
Précisons que le baron est Honoré Anthelme Passerat de La Chapelle, petit-fils de Claude François Passerat de La Chapelle, premier médecin de Monsieur frère du Roi, et de Jeanne-Anthelmette Michard. Le 4 avril 1754 au soir, Mandrin arrive à Châtillon de Michaille, où se trouve sa grand-mère paternelle...
Extrait du manuscrit :
« ... L'avant-garde de Mandrin arrivant à l'improviste et en plein jour à Châtillon un après-midi, les employés des douanes, surpris par cette irruption inopinée, eurent à peine le temps de se sauver en désordre dans toutes les directions. Mais l'un d'eux, voulant se réfugier dans la maison de M. de la Chapelle, fut atteint d'un coup de feu au moment où il y entrait, et tomba mort en travers du seuil de la petite porte de la cour. Ce début n'était rien moins que rassurant pour ma grand'mère, mais son anxiété ne put que beaucoup s'augmenter lorsque quelques instants après, un des contrebandiers vint lui annoncer que Mandrin et ses officiers avaient l'intention de prendre gîte chez elle, en l'engageant à leur faire préparer à souper et à coucher. Il n'était pas très rassurant d'héberger un tel Etat-major ; mais c'était le cas ou jamais de faire de nécessité vertu et Mme de la Chapelle se mit en mesure de recevoir de son mieux ses hôtes malencontreux.
« Leur chef tarda peu d'arriver. Il se confondit en excuses sur le dérangement qu'il occasionnait, en assurant à Mme de la Chapelle qu'elle pouvait être parfaitement tranquille et n'avait à redouter aucune insulte, ni dommage de la part de ses gens. Disposant ensuite militairement ses postes, il prit part, avec quelques-uns des siens, au repas qui leur avait été préparé et se retira dans son appartement. Le lendemain, au moment de son départ qui eut lieu de bonne heure, il fit demander s'il pouvait sans indiscrétion présenter ses devoirs à la maîtresse de la maison, qui se trouvait toute prête à le recevoir, car dans la crainte des événements qui pouvaient survenir, elle ne s'était ni couchée ni déshabillée. Mandrin, renouvelant alors ses remerciements et ses excuses de la manière la plus polie, la pria d'accepter un cadeau de mousseline et de toile des Indes, d'une valeur bien supérieure aux frais qu'avait pu occasionner son passage ».
La mort du douanier est parfaitement exacte. Son décès figure dans les registres d'Ardon (qui était alors la paroisse de Châtillon) : « L'an 1754, le 4 avril sur les 5 heures du soir, Claude-Joseph Laboury, de Franche-Comté, employé aux Fermes du Roy au poste de Châtillon, a été tué d'un coup de fusil tiré par un inconnu, accompagné de plusieurs autres. Il tomba mort sur le seuil de la porte de la cour de Me Claude-François Passerat Lachapelle, docteur-médecin dudit Châtillon ; et le 6 a été enseveli au cimetiere de l'église dArdon (...) en conséquence du procès-verbal de la mort dudit Laboury, qui a été dressé par les officiers de la terre dudit Châtillon... Cet enterrement a été fait en présence de Jean Nally et de Jean-Claude Ramel dudit Ardon, et de Sr Benoît Monet et Sr Joseph Bertoux, employés audit Châtillon » [Registre paroissial, vue 3/74].
Cet autre récit nous semble un peu plus romancé, un peu moins sérieux....
« Soudain, en cette après-midi du 4 avril l 754, au déclin du soleil couchant, un grand émoi s'empare de la petite bourgade de Châtillon-de-Michaille, un galop sonore de chevaux, un bruit de ferraille, des cris, la fuite désordonnée des «employés de la Ferme», et partout dans le village de vrais diables armés jusqu'aux dents, surgis d'on ne sait où.
« Devant la premiere bourgeoise de Châtillon, toute tremblante, se présente un beau gentilhomme d'une trentaine d'années, solidement planté, large d'épaule, la jambe haute et bien faite, et resplendissant dans son habit gris perle à boutons de cuivre, avec gilet de panne rouge et ceinture de soie verte traversée d'un couteau de chasse et d'une paire de pistolets.
« Certes, le fusil à deux coups, armé d'une baïonnette est un peu terrifiant, mais les yeux profonds d'un ton roux clair, la physionomie franche et avenante, souriante, ne peuvent que rassurer la maîtresse de maison, qui a l'honneur d'accueillir le capitaine Louis Mandrin. Madame de la Chapelle se met en mesure de le recevoir, bien que son mari soit absent. Les Mandrin ne détroussent point les honnêtes gens, ils sont bons et généreux. En conséquence, on se plaît à imaginer que Mme de la Chapelle est séduite, comme tant d'autres femmes, par la voix chaude et prenante, la conversation pleine de vie, de belle humeur et de couleur de Mandrin. Toutes les châtillonnaises sont accourues, elles étaient bien un peu effarouchées, mais ... Si agréablement ; elles profitent de belles et bonnes occasions. De leur côté, les maris, qui ont comme par hasard oublié de sonner le tocsin, font amplement provision de poudre de chasse, de tabac a priser et à chiquer.
« Le lendemain, dès les premieres heures du jour, ravi de l'accueil qu'il a reçu, Mandrin vient présenter ses devoirs de la manière la plus galante du monde : la dame est prête depuis longtemps à le recevoir, car elle a passé une nuit blanche, elle ne s'est même pas déshabillée. Avant de se retirer, son invité sort d'une longe boite en carton en forme de rouleau, une magnifique pièce de mousseline brochée, et encore une autre en toile des Indes, d'une valeur certes bien supérieure aux frais de son passage. Ce grand seigneur, une fois de plus, a bien fait les choses. Il a déja enfourché sa jument gris pommelé, entouré de sa garde personnelle... La derniere silhouette noire a disparu dans la pénombre sur la vieille route de Bellegarde ».
Lien général. Voir la Troisième partie/XIV : Première campagne (2 janvier-5 avril 1754).
On en retiendra les anotations, et la fin du texte : "Ces pièces d'étoffe étaient enfermées dans de longues boîtes de carton, en forme de rouleaux, dont les gravures contemporaines donnent l'image. A la suite de cette aventure, trois compagnies de Montmorin furent établies à Châtillon-de-Michaille". Les notes reprennent aussi le décès de Laboury dans les registres d'Ardon, et ajoutent "le jugement de Bélissard". Les trois compagnies citées ont pour source "Bibl. de l'Arsenal, ms. 6449, n° 383".
C'est aussi dans le manuscrit cité ci-dessus que son mentionnées les rencontres fortuites de l'époux avec la troupe de Mandrin :
« M. de la Chapelle se trouva, à son tour, en rapport avec Mandrin. Chassant dans les environs de Châtillon [au bois de Surge (Lacroix)], il tomba inopinément au milieu des éclaireurs de sa troupe qui, à la veste verte dont il était vêtu, le prenant pour un employé des fermes, le conduisirent aussitôt au chef. Celui-ci, auquel il prouva facilement ses qualités, à la faveur des lettres qu'il avait heureusement sur lui, s'excusa de cette méprise avec beaucoup d'honnêteté et le renvoya en lui donnant un billet de sauf-conduit. Fort de ce titre, il se croyait à l'abri de toute mésaventure, lorsqu'à un quart de lieue de là, il se trouva en face de deux traineurs de cette même bande qui l'arrêtèrent de nouveau. Vainement pensa-t-il s'en débarrasser en leur montrant le sauf-conduit de leur chef, ils n'en tinrent aucun compte et ne lui firent grâce de la vie qu'en le dépouillant de sa bourse, de sa montre et d'une très belle boîte d'or. Il rentra ainsi à Châtillon où Mandrin arrivait aussi au même instant par un autre chemin. M. de la Chapelle n'hésita point à l'aborder et à lui porter ses plaintes sur ce qu'il venait d'éprouver. Mandrin, manifestant la plus vive indignation, déclare hautement qu'il va lui rendre une justice éclatante. Il ordonne à sa troupe de faire halte et les deux traîneurs ayant rejoint, il les fait arrêter, et restituer les objets volés ; puis, ayant fait passer publiquement les délinquants par les baguettes, il les chassa de sa compagnie, comme indignes de faire partie d'un corps armé pour l'intérêt public et la liberté générale du commerce. Il força, de plus, M. de la Chapelle d'accepter une pièce d'étoffe de prix en réparation de l'insulte qui lui avait été faite ».
Le manuscrit comporte encore d'autres faits inédits concernant Mandrin et la région.
Sources : L'Abeille du Bugey, 29 avril 1877 (Notice tirée du baron de la Chapelle). -- Louis Alloing, dans le bulletin Gorini de 1909, pp. 213-221. -- Pierre Gauthier, dans Visages de l'Ain n°25, du 5 octobre 1954, pages 27-37. -- Copie commentée dans : R. Tardy, t. 4, p. 298-302.
Compléments : Funck-Brentano dans la Revue des deux mondes, 1907, t. 40 p. 552 et t. 41 p. 49, dont plusieurs commentaires par le docteur Passerat de la Chapelle dans la t. 41 [Consultable sur Gallica].-- L'Abeille du Bugey, 6 mai 1877 (Mandrin trahi) -- [C.J. Dufay, Supplément à la Galerie civile de l'Ain, 1884, p. 86-87] -- Incursions de Mandrin à Châtillon-de-Michaille, daté de Lyon, avril 1945 [Notes Lacroix/Anecdotes (les deux récits semblables à ceux ci-dessus)].
Publication : Ghislain Lancel.
Première publication le 11/09/2024. Dernière mise à jour de cette page, le 17/11/2024.