Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL |
Suivant les règles des cisterciens, une visite annuelle de chaque abbaye devait être effectuée par l'abbé de l'abbaye mère. Pour Chézery, les premières devaient donc être effectuées par l'abbé de Fontenay, mais aucune ne nous est connue. La première visite dont le compte-rendu soit conservé date du 16 mai 1486. Elle fut publiée dès 1957, puis traduite, mais avec des erreurs de transcription, tant elle est difficile à déchiffrer avec ses nombreuses abréviations latines. On doit à Jean-Marc Roger, les commentaires avisés et sa transcription rigoureuse de l'ensemble des visites de 1486, publiée dans le tome 2 des Mélanges à la mémoire du Père Anselme Dimier.
Cette visite est à recadrer dans la période de forte déchéance au XVe siècle des abbayes cisterciennes (relevant de Cîteaux), non seulement en France mais aussi à l'étranger et plus particulièrement en Savoie (où se trouvait alors Chézery), et c'était vrai aussi dans le clergé séculier où le concubinage des prêtres était largement répandu. Ce relâchement avait été en partie aggravé par la scandaleuse mise en place des abbés commendataires. Le chapitre général de Cîteaux décide alors de réagir en se faisant payer des arriérés des subsides qui lui étaient dus et par d'intransigeantes visites de chacune des abbayes.
Simon, abbé de Balerne (Balerne, commune de Champagnole en Jura, dont l'abbaye détruite, fille de Clervaux, elle-même fille de Cîteaux), est désigné pour appliquer les mesures du chapitre général en Bourgogne et en Savoie. Il effectue personnellement les visites en Savoie, s'étant donné pour adjoint l'abbé de Bullion. Ils partent de Balerne le 18 avril 1486, ne prenant que trois hommes d'escorte, soit cinq chevaux, pour réduire les frais. Ils arrivent à Chézery le 16 mai 1486 (les bâtiments ayant brûlé 20 ans plus tôt, et n'étant pas encore restaurés, précisera le compte-rendu).
L'abbé de Chézery, non dénommé, est Jean d'Amancier. Il est fortement mis en cause, alors qu'il semble qu'il ne soit encore que le dernier véritable abbé avant ceux qui ne seront plus que des commendataires...
Dans son analyse, J.-M. Roger note que : le saint-sacrement n'est pas tenu de façon décente (comme à Bonmont, Hautecombe) et de même pour les luminaires, cierges et lampes. Les novices ne savent rien du chant liturgique (comme à Hauterive). Les célébrants ne portent pas l'aube et l'abbé donne l'exemple en ne portant pas la coule (vêtement à capuchon et larges manches). Les novices ne communient qu'aux grandes fêtes. Les moines préfèrent dire les messes à l'extérieur, prétexte à courir les villages et les villes.
Il n'y a pas d'infirmerie, ni de chauffoir ni de prison. Les religieux ne passent pas la nuit dans le dortoir (dont la lumière reste éteinte), mais dans des chambres distinctes. Sont-elles même dans l'enclos, on en doute puisque chaque religieux, à qui il plait, a ses propres bestiaux et de petites maisons dans le Grand Val du monastère et ils s'y rendent sans même en avoir sollicité la permission.
Les moines ne tiennent pas chapitre au lieu approprié. Ils prennent leurs repas comme des taverniers, sans coule, dans une "stuba", sans doute une pièce chauffée, en compagnie des séculiers. Et après le repas ils font leur action de grâce dans ce stuba. L'abbé ne rend pas les comptes et il n'y a d'autre officier qu'un sous-cellérier.
A Chézery, l'autorisation d'introduire des femmes dans l'abbaye avait été accordée par le Saint-Siège lui-même. Comme pour tous les autres monastères, les notes se terminent par des réflexions désabusées... Un demi-siècle plus tard, dès 1520, la Réforme protestante démarre en Suisse !
Notons que lors de la visite, l'abbé était chargé de percevoir les taxes. Ces comptabilités sont aussi étudiées par J.-M. Roger. Concernant les redevances à Cîteaux, Chézery était taxé d'une redevance annuelle de 10 livres (monnaie de chapitre). Elle devait alors 80 livres d'arriérés pour les huit années 1478 à 1485. Elle s'acquitta de 40 livres le 6 septembre 1480 et de 10 livres le 15 août 1481. Elle paya encore à l'abbé de Balerne 40 livres, soit le solde de 30 livres et sa contribution pour l'année 1486, et fut donc totalement à jour de ses dettes (la seule de Savoie). Sauf pour le paiement intégral de ses arriérés envers Cîteaux, Chézery ne se distingue pas des autres abbayes pour la dégradation de ses mœurs.
Notons aussi les commentaires de Dimier/Roger, concernant Chézery (mais aussi semblable dans les autres abbayes voisines visitées, Hauterive, St-Sulpice, Aulps, Bonmont, et autres) : le St-Sacrement n'est pas tenu de façon décente, les novices ne savent rien du chant liturgique, hétérogénéité des vêtements où les célébrants ne portent pas l'aube, l'abbé donnant l'exemple en ne portant pas la coule, les novices ne communiaient qu'aux grandes fêtes, les bâtiments après l'incendie étaient encore en très mauvais état, pas encore restaurés, pas d'infirmerie, il n'y a pas de cella noviciorum, les religieux ne passaient pas la nuit dans le dortoir mais dans des chambres à feu, il n'y a pas de prison, les moines ne tenaient pas le chapitre au lieu approprié, les moines prenaient leurs repas comme des taverniers, sans coule, dans une stuba, sans doute une pièce chauffée, en compagnie de séculiers, et c'est là qu'ils faisaient leurs actions de grâces, l'abbé ne rend pas de compte, et il n'y avait d'autre officier que le sous-cellérier, les femmes peuvent être introduite dans l'abbaye avec l'accord du St-Siège lui-même, 8 religieux et 4 novices, les commentaires de Simon de Balerne étant , non par parti pris, mais parce que c'est la vérité [t. 2, p. 168 et suiv.]
"[fol. 10] Etat du monastère de Chézery, sujet immédiat [fille] de Fontenay. [En marge] Diocèse de Genève.
Nous sommes entrés le 16 mai, comme plus haut [abbaye de la précédente visite], à titre de supérieur, dans le monastère de Chézery [et] avons trouvé son état en tout point semblable, comme noté plus bas.
Il y a en ce monastère seulement 8 religieux et 4 jeunes [novices].
Ils chantent mal, à la manière des séculiers, (sont) complètement étrangers à l'observance de l'Ordre et aux cérémonies, tant au chœur qu'ailleurs, et ils ne font pas les pauses.
A la première messe, ils ne disaient pas "Laetatus sum"; ils ne tenaient pas de chapitre et ne prenaient pas la collation au lieu prévu ; ils ne chantent pas à l'unisson, tant pour les heures canoniales que pour l'office de la Sainte Vierge.
Ils ne dorment pas au dortoir mais, à cause du froid, dans des chambres distinctes, aussi ne maintiennent-ils pas de lampe allumée dans le dortoir.
Aucun officier, sauf un sous-cellerier, pour distribuer le pain et le vin, mais c'est le seigneur abbé qui reçoit tout et le distribue sans tenir aucune comptabilité.
Ils ne mangent pas au réfectoire mais dans le "stuba" [présumé au "poêle", terme local désignant la pièce voisine de la cuisine (il n'y a alors pas de chauffoir dans l'abbaye)], comme tout le monde, à la façon de clients de taverne ; ils disent les grâces dans le "stuba" et ils mangent et dînent sans porter l'habit.
Les novices ne communient pas, sauf aux principales fêtes solennelles, et les prêtres célèbrent sans chaussures ni s'être confessés et, les jours où il y a deux messes, disent la première sans servant en aube mais seulement (avec) un jeune (novice).
Ils se rendent à leur convenance aux messes à l'extérieur, et négligent les messes ordinaires ou de fondation (de l'intérieur). Et, même, chaque religieux (à qui il plait) a ses propres bestiaux et de petites maisons dans le Grand Val du monastère et ils s'y rendent sans même en avoir sollicité la permission.
Pas de tableau de service établi par le chantre mais tout est fait n'importe comment, je ne sais de quelle manière.
Les novices sont instruits au plus mal, [ils sont] ignares ou rebelles, ignorant complètement la vie de l'Ordre et le cérémonial.
[fol. 10 v°] Le corps du Christ n'est pas conservé de manière décente.
Vu_Pas d'infirmerie ; pas de local pour les novices.
La clôture n'est pas le moins du monde respectée mais des laïcs des deux sexes y habitent, et ils (les moines) disposent d'une bulle apostolique (venue du pape) leur permettant d'introduire des femmes dans le monastère en l'honneur de Saint Roland, autrefois premier [sic] abbé de ce monastère et qui y fit d'éclatants miracles.
Vu_Il n'y a pas de prison, d'ailleurs il n'y a pas de punitions.
Le seigneur abbé et tous, tant qu'ils sont, portent des tuniques serrées devant et derrière, doublées à l'intérieur d'une étoffe noire (de laine ?) ou de serge ; ils ont des manches étroites, fermées au bout, semblables à des canons de bombarde, doublées à l'intérieur d'un tissu noir et repliées sur les bras. Ils ont des chaussures noires, des manteaux noirs, des barrettes violettes et leurs scapulaires ne sont pas retenus par une ceinture.
Il y a 20 ans, le monastère brûla presque entièrement et, bien que le seigneur abbé ait fait quelques constructions, c'est peu par rapport au temps écoulé et, maintenant, comme il est noble et a des frères et parents nobles, ceux-ci l'aident à consumer [jeu de mots (brûler entièrement)] le monastère.
L'église tombe en ruine et les toitures reposent directement sur les murs à leur grand dommage et ruine (des voûtes).
Le seigneur abbé [Jean d'Amancier] est âgé de 50 ans, peu au courant de la législation et menant grand train. Dans les villages et les villes il ne porte pas l'habit religieux mais un grand manteau tombant sur les talons et d'où sortent ses bras.
Nous avons donné des remèdes adéquats à tout cela et à d'autres choses découvertes et les avons prescrits par le rapport de notre visite, mais nous ne savons si on s'y tiendra." [Fin de la transcription].
- le visiteur ne parle pas d'un prieur. Il manque un cellérier (économe) indépendant de l'abbé et responsable de la comptabilité.
- Le monastère ne tient pas compte des prescriptions architecturales de l'Ordre : dortoir commun avec éclairage durant toute la nuit, local séparé pour les novices, repas au réfectoire (les suppôts de taverne ne doivent probablement pas écouter quelque lecture édifiante et, à la sortie de la "stube", ne prennent même pas le temps de dire les "grâces" (ce qui se faisait souvent dans le cloître, à la sortie du réfectoire, avant que chacun ne reparte à son travail ou avant la récréation les jours autorisés par la règle).
- La clôture n'est pas respectée. Elle se limitait pour la plupart des ordres aux seuls bâtiments de la vie commune. Seuls les chartreux imposaient une clôture stricte pouvant englober plusieurs kilomètres-carrés.
- Ils chantent mal, c'est un scandale pour un ordre d'inspiration bénédictine, avec au passage, coup de griffe aux séculiers !
- L'habit est devenu des plus fantaisistes : plus de robe blanche et ample avec un scapulaire (noir) serré par une ceinture, pas de "coule" (manteau de cérémonie blanc pour les offices et le repas en commun). Les moines n'auraient pas dû porter de barrette encore moins de couleur violette (couleur réservée aux évêques), évidemment pas d'escarpins noirs (couleur de luxe à l'époque), mais de gros souliers pour le travail des champs. Notons aussi la frivolité des étoffes au lieu de la bure...
- Ils vont dire des messes à l'extérieur : cela leur rapporte un revenu individuel alors que tout devrait passer par la caisse commune (sans compter le risque de conflits avec les curés des paroisses). Inversement ils négligent les messes de fondation et risquent des procès avec les héritiers des donateurs qui ont payé pour ce service.
- Chacun peut avoir ses bestiaux : où est passé le vœu de pauvreté ? Ils sortent sans permission : quid du vœu d'obéissance ! Et que font-ils dans leurs petites maisons de la grande vallée : le vœu de chasteté est-il oublié aussi ?
- Le visiteur est sans illusions... et nous ne sommes qu'en 1486...
En conclusion, on a simplement l'impression que la décadence s'est rapidement faite. En 1486, Constantinople n'était tombée que depuis trente-trois ans, Luther avait trois ans, l'Amérique n'était pas encore découverte et Alexandre VI n'était pas encore pape...
Il serait intéressant de savoir si les moines ont contribué à la démographie de la grande vallée grâce à leurs escapades dans leurs petites maisons. "Rolandez" est un patronyme local qui cache peut-être quelques miracles posthumes attribués au Saint abbé, ou à ses moines... Quelles sont les circonstances qui ont dicté la bulle accordant la permission d'introduire des femmes dans le monastère en l'honneur de Saint Roland ? On sait que peu avant d'inventer les indulgences, les papes d'Avignon (1309-1418) avaient instauré une exclusivité sur des dispenses pour tous les interdits qu'ils multipliaient, moyennant un "don à Saint-Pierre". Les moines avaient-ils obtenu une dispense de clôture moyennant une rente à verser au Siège apostolique ?
Lire la traduction (en français seul, reconnue avec des imperfections).
Source : AD de l'Aube, 3H235, f° 10 -- Traduction en français (seul), aussi en 1957, dans Visage de l'Ain, n° 38, pp. 24-25 -- Transcription (avec fautes de transcription), traduction et commentaires par l'abbé Gabriel Renoud, dans Gorini (Bulletin d'histoire et d'archéologie du diocèse de Belley) n° 28 (avril 1958), p. 7 [AD01, Bib RHL 50/5] -- Commentaires actualisés et transcription en latin, dans Mélanges à la mémoire du père Anselme Dimier, de Benoît Chauvin, tome 2, art. 154 par Jean-Marc Roger (pp. 157-172) : présentation générale, dont les taxes sur les abbayes (pp. 164-165) et CR de la visite de Chézery, latin (pp. 183-184).
Remerciements : Jean-Marie Plouin. Publication : Ghislain Lancel.
Première publication, le 26 juin 2020. Dernière mise à jour de cette page, idem.