Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL |
Il n'est qu'à regarder la magnifique paroi de la Roche Franche, en bordure ouest de la crête du Jura, commune de Chézery (Ain), pour se convaincre que, dans des temps reculés, elle s'écroula, s'effondra d'un coup, laissant un à pic vertigineux de plusieurs centaines de mètres. D’après la légende, fut englouti, à la fin du Moyen-Âge, l'entier hameau de La Rivière. Mais, sur la foi d'observations de débris anciens, il faut situer le village englouti à deux kilomètres environ plus au sud. On observe aussi deux cônes reliés en sablier, celui du haut au lieu-dit Les Avalanches, parti au niveau de La Capitaine (carte IGN) et celui d'arrivée au Moulin Thomas. Pour traverser ce dernier, Michel Blanc constate (voir aussi la carte IGN actuelle) que le sentier et ancien chemin reliant la Fontaine-Bénite à Vernay-Dessous n'est linéaire qu'au départ et à l'arrivée à l'entrée de La Rivière, mais qu'entre ces deux endroits il zigzague, signe que l'effondrement s'est produit à des temps historiques assez récents, du moins après le tracé d'un chemin primitif plus rectiligne entre Chézery et Lélex. Si, au noveau de chemin, les blocs se sont délités et ne son plus très gros, par contre on en trouve de nombreux, en montant plus haut dans la forêt de résineux qui a pris place dans cette coulée. Les parcelles situées entre la Valserine et le sentier arrivant sous le hameau de La Rivière sont cadastrées "Creux du lac", en souvenir, dit-on, du lac qui s'était formé par suite des éboulis ayant bouché la Valserine plus en aval.
Voyons maintenant les récits les plus anciens connus, bien qu’on puisse s'étoner que les inventaires des archives de l'abbaye de Chézery n'en fassent pas mention...
"Dans son livre « Dans le val chézerand », Lucas Grenard estime que l’avalanche de Lachat eut lieu vers les années 1400. Une date était gravée sur une pierre emportée depuis par une crue de la Valserine. A priori, ce n’est pas impossible (1). Mais les documents sur lesquels les moines avaient sans doute consigné l’événement ont été détruits en 1590 ou à la Révolution. Nous n’avons donc aucune date précise à avancer. Antoine Blanc, maire et notaire, écrivait en 1809 : « De toutes les recherches faites, on n’a rien trouvé qui indiquait l`époque de cette avalanche : il est à. présumer qu’elle est très ancienne. On croit qu’il y avait un village au lieu ouest de l’avalanche; ce qui fait le croire, c’est qu’on a trouvé dans le lit de la rivière, en bas de l’avalanche, des débris de bâtiment : des vieux meubles en fer, crémaillères, languettes à traîner le bois, étrilles, haches, couteaux de chasse, le tout rongé par la rouille. Ce qui prouve l’ancienneté de l’avalanche, c’est encore un vieux poirier sauvage qui avait cru sur les débris, et qui a péri de vieillesse il y a plus de quarante ans ». [Dans les années 1960, Arthur Blanc et Fernand Coutier, respectivement maire et adjoint de Chézery, ont aussi effectué des recherches dans les éboulis, au fond de la vallée. Ils auraient retrouvé des pierres des maisons ainsi que de vieux outils].
Alors, puisque l’histoire reste silencieuse, laissons-nous bercer par la légende qu’écrivait G. des Bruyères en 1914, légende qui se perpétue à Chézery depuis la nuit tragique qui entendit le grondement de l’avalanche : « Noël ! Que de contes joyeux ou tristes cette fête a inspiré aux poètes ! Que de belles légendes chaque pays en a tiré, légendes qui s’harmonisent avec l’âme du peuple qui les a créées. L’histoire qui me revient en mémoire aujourd’hui... mais au fait, est-ce bien une légende ? N’est-ce pas plutôt un lambeau d’histoire locale ?
Les hasards d’un début de carrière dans l’Administration m’ont conduit, il y a quelques vingt ans, dans un charmant village des montagnes du Jura, sur la sauvage Valserine. J’y passais plusieurs mois de recueillement au milieu de la belle nature, dans la vie saine et le calme reposant de la haute montagne, des pâturages et des forêts de sapins.
Bon marcheur et chasseur infatigable, j’aimais à parcourir à l’aube ce merveilleux pays, si plein d’une sauvage poésie. Aussi, j’eus vite fait d’en connaître les hameaux les plus reculés et les sites les plus pittoresques. La poursuite d’un lièvre plusieurs fois aperçu et toujours insaisissable me conduisit un jour non loin du hameau de La Rivière, perché à quelques huit cents mètres d’altitude, au pied d’un vaste cirque formé par les monts Jura.
On y parvient en traversant une sorte de nervure sauvage appelée les Avalanches. C’est un amas grandiose de rochers énormes et d’éboulis, qui détachés des flancs de la montagne, ont un jour glissé, coulé, telle une rivière formidable sur plus d’un kilomètre de longueur jusqu’à l’autre bord de la vallée.
Vu au clair de lune, le paysage est fantastique. Au fond, le Jura dresse la coupe sombre et déchiquetée de ses rochers sauvages, où la masse qui se dilata a creusé un entonnoir immense dont les parois nues s’élèvent presqu’à pic à six cents mètres de hauteur :
Tout droit, là-haut, par où ne passe aucune
Route, le rocher sombre et gris, au clair de lune
Prend quelquefois, le soir, des reflets argentés,
Et le cercle de fer a les traits empruntés
D’un grand cercle d’argent à l’aspect fantastique
Où d’immenses géants comme en un conte épique
Semblent vouloir tenter l’escalade du ciel...
Souvent, surtout par les nuits froides, des graviers se détachent encore et roulent avec un bruit semblable au crissement du galet au bord de la mer lorsque le flot se retire.
Plus près, quelques arbres chétifs ont poussé parmi les pierres éboulées dont quelques-unes, aux formes bizarres, semblent ne se tenir droites que par un miracle d’équilibre. Et cependant, des siècles ont passé par là ! Oui, c’est bien le chaos, peut-être encore plus sauvage que celui que les touristes admirent en se rendant au cirque de Gavarnie, dans les Pyrénées.
Bref fatigué, je m’assis sur un rocher au sommet des avalanches, attendant mes chiens dont la voix se perdait au lointain. J’avais tout lieu de croire que dans une heure ils reviendraient avec le lièvre par le dangereux sentier de l’Angleret où, seuls, se hasardent les rudes montagnards et les douaniers.
Un vieux brave homme du pays, cassé et ridé, vint à passer. Il me salua, et son regard, allant du sommet de la montagne à la combe inculte et sauvage qui s’étendait sous nos pieds, « c’est de là-haut, me dit-il, que tout cela est tombé. Il y a bien trois ou quatre cents ans. Voici comment j’ai entendu raconter la chose par mon grand-père qui la tenait lui-même de ses parents :
A cette époque, le hameau de La Rivière que vous voyez plus loin, se trouvait au-dessous de nous. Il comprenait plus de 150 habitants. Un soir, c’était la veille de Noël, il faisait très froid et un superbe clair de lune. Bien que le village fût distant de trois kilomètres, tout le monde, sauf quelques malades et des vieillards, s’était rendu à la messe de minuit. Or, pendant cette messe, les fidèles entendirent, non sans effroi, comme un grand coup de tonnerre qui ébranla les vitres de l’église,
Un coup de tonnerre, la nuit, à cette époque, par le froid et le clair de lune, était chose tout-à-fait anormale. Aussi, en sortant de l’office, chacun questionnait son voisin, mais nul ne pouvait trouver d’explication. Puis on se mit en groupes, de divers côtés, pour rentrer chez soi. Quelle ne fut pas la surprise des habitants de La Rivière en approchant du hameau ! Ils ne se reconnaissaient plus. La Valserine, trouvant la vallée barrée devant elle, formait un grand lac qui s’étendait au pied de la roche de Sous-Balme. Mais de hameau point. Il avait été englouti par l’avalanche de pierres. Sans la messe de minuit, tous les habitants eussent été ensevelis vivants ».
Le vieillard avait fini. Il se signa et partit, et je restai songeur. Qu’y avait-il de vrai dans ce récit ? L’avalanche eut lieu, le fait n’est pas niable. Qu’elle ait englouti un hameau c’est fort possible, puisqu’on trouve encore parfois quelques poutres ou chambranles émergeant des graviers. Le fait se produisit-il pendant une nuit de Noël ? Toute la question est là. Des recherches consciencieuses permettraient peut-être d’élucider ce point.
D’ailleurs, pourquoi approfondir ? Si ce n’est pas une légende, eh bien ! Certes, le cadeau que fit ce soir-là le petit Jésus à ceux qui vinrent le voir était d’importance. Oui mais, les autres, ceux qui n’avaient pas pu, des malades, des enfants, peut-être des femmes pour les garder… Et l’idée d’injustice me hantait. Mais au fait, n’étais-je pas injuste le premier en reprochant aux lois de la nature leur normal accomplissement ? Les rochers ne sont-ils pas appelés à se désagréger comme l’eau du torrent à, mes pieds est faite pour couler ? Imprudent seulement l’homme qui établit sa sécurité dans le lit provisoirement abandonné du second, comme sous la masse instable des premiers. »
Pour ceux qui seraient « hantés par l`idée d’injustice », écoutons Hannezo qui narrait, en 1921, la tradition suivante :
« Jadis, au pied de la montagne lézardée, entre bois et torrent, un joli hameau groupait ses toits de chaume cossus ; les résidents étaient tous maîtres de beau et gros bétail comme de nombreuses ruches d’abeilles ; mais parmi eux, dit-on, vivaient beaucoup de mauvais riches, aimant bonne chère et ne craignant pas Dieu. Un vieil ermite leur criait souvent. « Prenez garde l » Et quand vint Noël, que les neiges et les pluies glaciales ruisselèrent sur les crêtes chancelantes, les vieux et les femmes songèrent à sa menace. Tous, sauf quelques incorrigibles mécréants, prirent le chemin de Chézery où les appelaient joyeusement les cloches de la messe de minuit. Pendant l’office sacré qui remuait dans les cœurs tant d’émotions précieuses et de jeunes souvenirs, un horrible fracas remplit tout à coup la vallée en multiples et mystérieux échos, à tel point que le prêtre à l’autel et les fidèles agenouillés, tout tremblants, se signèrent. On revint au petit jour vers le hameau ; en vain on le chercha : il avait disparu. Des blocs gigantesques de pierres fermaient les sentiers et la route, et la Valserine dans la combe de Sous-Balme formaient un grand lac sur lequel la pluie tombait douloureuse et cinglante !
Quelques rares passants qui, depuis, ont traversé l’avalanche par une nuit de Noël, rapportent avoir entendu, sous les rochers écrasés, des pleurs et des lamentations, alors surtout que chantent dans le lointain, les cloches de l’église de Chézery ».
Il existe même une troisième version, pour ceux qui n’apprécient ni l’injustice, ni une justice trop punitive. Que l’avalanche ait eu lieu par un temps froid ou par temps humide et pluvieux, c’était bien la nuit de Noël ; mais tous les habitants du hameau étaient à la messe, et il ne restait personne dans les maisons !
(1) Des notes manuscrites de M. l’abbé Delaigue, conservées à Gex, recopiant un document plus ancien, avancent la date de 1335, 1355 ou 1385 - le troisième chiffre devant être illisible pour le copiste - et appellent « Rosset » le village englouti. Par recoupement, on pourrait situer l’avalanche à la fin du XIVe siècle. 1385 ?" [Extrait de M. Laubépin, pp. 25-28].
J. Hannezo, Le Bugey, rubrique Folklore-Légendes : L'effondrement de Lachaz (1921), p. 123-124 ; Lucas Grenard, Dans le val chézerand (1955), voir p. 21 et appendice p. 99 L'effondraz (La Rivière) ; M. Laubépin, Chézery, Histoire et Tradition (pp. 25-28) ; Hugo Charpentier, dans le Progrès, Dimanche 11 juin 2017.
La thèse de Xénie de Tsytovitch, Etude du versant occidental de la première chaîne du Jura méridional entre le Reculet et la Mantière, publiée à Genève en 1910, donne une nouvelle approche géologique. Il en ressort un gigantesque affaissement de terrain aux temps géologiques, depuis Roche-Franche jusqu'au Grand-Essert, auquel succéda de nombreux effondrements, dont le souvenir perdure souvent par les toponymes en Avalanches.
La carte géologique actuelle donne le même aperçu, mais avec une moindre précision.
Le Granier : Tout est calme en cette nuit du 24 novembre 1248 dans les chaumières au pied du Mont Apremont, au nord de la Chartreuse. Pendant que les villageois dorment, l'orage fait rage et depuis plusieurs jours la pluie ne s'arrête pas. Quand soudain, un pan de la falaise s'effondre et provoque le plus grand glissement de terrain connu dans les Alpes. 500 millions de mètres cubes de boue et de roches, l'équivalent de 15.000 silos géants, dévastent tout sur leur passage.
Seule Notre-Dame de Myans est épargnée. La légende raconte qu'elle abritait des moines, cette nuit-là. Chassés de leur prieuré au pied de la falaise, les religieux auraient trouvé refuge auprès de la Vierge. Elle aurait arrêté "les diables et leur œuvre destructrice au pied de l'édifice religieux". Leur assaillant, lui, serait mort englouti comme plus d'un millier de personnes, lors de cette catastrophe.
A l'époque, faute de journaux et de télévision, ce sont les religieux qui retranscrivent l'éboulement. Leurs récits nous apprennent que, peu de temps après la catastrophe, les habitants sont revenus s'installer au pied du Mont Apremont, rebaptisé Granier en souvenir de l'un des villages englouti en 1248. Les villageois se sont vite adaptés aux nouvelles contraintes écologiques de la vallée renommée, les abymes. Du chaos est alors né l'un des meilleurs crus de la chartreuse.
Publication : Ghislain Lancel. Cliché : G. Lancel (26/10/18 et 03/11/18). Remerciements : Abbé Michel Laubépin, Michel Blanc.
Première publication le 31 octobre 2018. Dernière mise à jour de cette page, le 04/11/18.