Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL

L'inauguration du Monument aux Morts (1922)

 

En 1922, pour ceux concernés, la guerre de 14/18 était encore bien présente. Les dépouilles des soldats n'étaient pas encore toutes de retour dans le cimetière de Champfromier et il y avait peu de temps que les tribunaux avaient attribué les mentions de Mort pour la France et désigné les enfants pupilles de la nation (1919). Il est maintenant grand temps d'honorer nos anciens par un monument commémoratif aux Morts pour la France. Les inaugurations se multiplient, à Chézery le 4 juin 1922, puis à Dortan, Champfromier et Plagne le dimanche 13 août 1922.

 

Comme presque partout en France, à Champfromier le Monument est construit juste en face de la mairie-école. Pour l'inauguration, L'Avenir Régional du 17 août consacre une demi-page à l'évènement :

"Cette cérémonie a revêtu le caractère d'une imposante manifestation d'union et de reconnaissance. Dès 9 heures du matin, un service solennel, célébré à l'église, réunissait les parents des morts, les démobilisés et toute la population. Après la messe, M. le chanoine Tournier, de Belley, un enfant de Champfromier qui avait tenu à revenir dans son pays natal à l'occasion de la glorification des héros de la commune, prononça une émouvante allocution, dans laquelle il retraça l'héroïsme des glorieux morts et prêcha l'union à tous les survivants, pour conquérir la paix, après avoir gagné la guerre.

Le cortège se forme ensuite. Précédé de la Société musicale de St-Germain-de-Joux et des enfants des écoles de Champfromier, ayant à leur tête les orphelins et orphelines de guerre, que suivent la municipalité, les familles, les invités et une foule considérable, il se rend au pied du monument, élevé devant la mairie, sur les plans de M. Jacolin, ancien agent-voyer. Le motif est un imposant monolithe de pierre de taille, surmonté du coq gaulois et édifié par M. Richerd, entrepreneur à St-Germain-de-Joux. Cette œuvre est d'un bel effet artistique.

La cérémonie. M. Ducret, le sympathique maire de Champfromier, prend le premier la parole et prononce le discours suivant :

 

Mesdames, Messieurs, Chers concitoyens, Devant ce monument élevé à la mémoire des enfants de la commune tombés pendant la dernière guerre, j'ai le devoir d'apporter l'hommage de notre amour et de notre reconnaissance. Ils étaient tous, avant le déchaînement de la tourmente, jeunes, beaux, forts. Les uns, voyaient l'avenir s'ouvrir riant devant eux ; les autres, un peu plus âgés et déjà pères de famille, cultivaient avec amour, les champs de leurs pères. Hélas ! la guerre est venue et a pris successivement et les uns et les autres. Tous se sont admirablement conduits, comme de braves paysans qu'ils étaient. C'est que l'homme des champs est de par sa profession un lutteur. Pour protéger ses récoltes et assurer son existence, il doit lutter contre les éléments déchaînés et contre une foule d'ennemis. Quand il s'est agi de repousser l'Allemand qui menaçait le sol de ses ancêtres, il a apporté au combat la même ténacité dans l'effort, la même obstination.

Hélas ! Beaucoup d'entre eux ne sont pas revenus ! Leurs noms sont maintenant gravés sur ce monument. Ils sont tombés un peu partout, en 1914, sur l'immense front de bataille de la Marne ; en 1915, dans le Pas-de-Calais ou sur les cimes des Vosges ; en 1916, la plupart à Verdun, sur les bords de la Somme ou en Alsace ; en 1917, dans l'Argonne ou sur le Chemin des Dames ; en 1918 sur les rives de l'Aisne et de la Somme, soit en repoussant les derniers assauts de l'ennemi aux abois ou en le poursuivant dans sa retraite. A tous ces morts nous devons le pieux hommage de notre gratitude.

Nous nous inclinons également devant tous les êtres qui leur étaient chers : leurs vieux parents dont ils étaient l'espoir et l'orgueil ; leurs épouses et leurs enfants privés de celui qui était leur soutien. Nous avons placé ce monument là, devant la porte de nos écoles et devant la mairie, pour qu'il nous rappelle à tous nos devoirs. Au citoyen, il dira que, au-dessus de intérêts égoïstes de chacun de nous, il y a ceux de la collectivité, il y a surtout l'honneur et l'indépendance du pays qu'il faut défendre. Aux enfants, il rappellera tous les sacrifices que leurs pères ont faits pour qu'ils puissent vivre dans la paix et dans la dignité. Il leur dira que la meilleur façon de se montrer dignes de nos grands morts, ce sera de grandir en force et en sagesse, d'être laborieux, tolérants les uns les autres, de s'aimer mutuellement et surtout de rester plus tard unis comme eux l'ont été dans ce combat. A ces conditions, le sacrifice de ceux dont nous honorons aujourd'hui la mémoire n'aura pas été vain.

Puis l'appel des morts est fait par MM. Ducret Vincent et Collet Louis, mutilés de guerre. Ensuite, M. Bertola, conseiller général du canton vient saluer les héros de la commune de Champfromier tombés pour la Patrie. Il constate que la manifestation de ce jour a une double signification, celle du triomphe de la justice, et celle de l'indépendance et du droit. Elle sera aussi une leçon pour les enfants, qui se souviendront qu'il faut parfois, à l'heure du danger, sacrifier sa vie pour la Patrie et pour l'Humanité. Comme leurs aînés, ils sauraient accomplir leur devoir. Faisant l'historique de la guerre, M. Bertola constate que ses résultats sont navrants. Nous restons avec une dette formidable, des réparations à effectuer, des ruines à relever. Il faut donc que nos ennemis s'acquittent de leur dette, mais il faut aussi que nous sachions éviter de nouvelles guerres, en procédant à l'œuvre de réconciliation de tous les peuples, par l'amour, la justice et la vérité. Aidons le peuple allemand à établir son hégémonie dans la République, tendons-lui la main et effaçons la haine [...]. M. le docteur Juillard, maire de Châtillon-de-Michaille, apporte le salut cordial des habitants de sa commune [... (il regrette la fourberie actuelle de l'Allemagne et que l'union ne soit plus aussi solide entre les Alliés)]. M. Balézi, conseiller de préfecture, remplaçant M. le Préfet de l'Ain, empêché, rappelle les souffrances [...].

Pendant toute la cérémonie, l'excellente Société musicale de Saint-Germain-de-Joux, sous la conduite de son chef dévoué, M. Magnard, exécuta les plus beaux morceaux patriotiques de son répertoire. Puis les enfants des écoles, les jeunes gens et jeunes filles, réunis en chorale mixte, et fort bien dirigés par M. et Mme Favre, les sympathiques instituteurs, entonnèrent successivement l'Ode de Victor Hugo, puis le chant de Bouchort Aux Morts pour la Patrie, et se font chaleureusement applaudir. Un groupe de fillettes avait été placé devant le monument. Il représentait la France, entourée de l'Alsace et de la Lorraine, et était composé de Mlles Marthe Tavernier, Marie Ducret (présumée l'une des six pupilles de la Nation), Simone Coutier, Marthe Ducret et Denise Ducrest ; ces deux [sic] fillettes récitèrent la jolie poésie de Xavier Privas, Pour nos Morts. Cette cérémonie fut particulièrement impressionnante, et la foule se retira vivement émue.

Le Banquet. A midi, dans les salles des écoles, un grand banquet était offert par les municipalités aux invités, aux familles des morts, aux démobilisés. A la table d'honneur, aux côtés de M. Eugène Chanal, sénateur, nous remarquons MM. Bertola, conseiller général ; Jacquemet, conseiller d'arrondissement ; Balézi, conseiller de préfecture ; Bernard, sous-préfet de Nantua ; Ducret, maire de Champfromier ; Victor Ducret, adjoint, et les membres du conseil municipal ; Evrard, président de la Société de secours mutuels ; docteur Juillard, maire de Châtillon-de-Michaille ; docteur Guillermet, maire de Saint-Germain-de-Joux ; Pochet, maire de Montanges ; Blanc, maire de Forens ; Reybier, maire de Giron ; Mattrat, maire de Confort ; Blanc, adjoint de Chézery ; chanoine Tournier, de Belley ; Michaux, directeur de l'Avenir Régional ; Jacolin, ancien agent-voyer ; Richerd, entrepreneur ; abbé Roupioz, curé de Champfromier ; Berthod, lieutenant des Douanes, et de nombreuses personnalités. Le repas, copieux, au menu exquis, fut très bien servi par les restaurants Juilland, Ducret et Vve Favier.

Au dessert, M. Chanal, notre dévoué sénateur, prend le premier la parole [... (excuse de l'absence le matin, inaugurant le Monument de Dortan, félicitation à M. Ducret, maire, pour son élection au conseil d'arrondissement, évocation des difficultés à la conférence de Londres et souhait de faire confiance à M. Poincaré. Discours de MM. Bernard, Balézi, Bertola et Ducret, qui remercie ses hôtes)].

Nous ne terminerons pas ce compte rendu, sans féliciter la population, les jeunes filles et jeunes gens en particulier, pour leur empressement et leur dévouement. Le comité d'organisation mérite également tous les éloges, pour la façon dont il a su orner le monument et organiser la cérémonie qui s'est déroulée d'une façon parfaite. La municipalité a, de son côté, su faire les choses largement et dignement. Nous la remercions, ainsi que toute la sympathique population de Champfromier. L. M." [Fin de l'article (suit celui de l'inauguration du Monument de Plagne, sur une demi-colonne)].

 

Ici, pas de haine, du moins dans les discours, on tend même déjà la main à l'ancien ennemi. Les élus, politiques et personnalités semblent plus tournés vers l'avenir que vers le passé, attendant toutefois avec inquiétude de savoir qui va payer les dettes. En contre-point on se reportera à l'article paru dès la semaine suivante dans le même hebdomadaire, avec le retour à Champfromier du corps du soldat François Michollet et un témoignage beaucoup plus proche des Morts pour la France que les discours honorant leurs épreuves à travers ce monument. On pourra aussi comparer ce discours avec un autre, beaucoup plus violent et rédigé par l'instituteur pour ses élèves (lui-même avait été sérieusement blessé à la guerre et nombreux étaient ses élèves dont le père avait disparu), celui de L'Etoile, un village de la Somme, département où se déroulèrent de rudes affrontements.

Voir une photo de l'une des premières cérémonies au Monument au morts.

 

Crédits photographiques : Régine Vallet (photo datée) et Christian Vallet. Remerciements : Gilles Moine (Archives de L'Avenir Régional de 1922).

Première parution de cette page, le 17 juin 2008. Complément (seconde photo) le 31 mars 2010.

 

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