Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL

Une veuve enceinte... (1764)

 

Marie-Joséphine Genolin [CI-11779], de famille originaire de Champfromier, est née à Montanges le 12 avril 1727 et elle épousera dans ce même village Joseph Ballet le 7 février 1747. Son époux, vraisemblable fils de François Ballet et d'Aimée Marcellin (mariés le 28/11/1716), décède à Montanges le 28 février 1751.

En 1764, Marie-Joséphine est donc veuve depuis 13 ans, en ayant 3 enfants à charge. Elle est une fille de bonne famille, descendante des Genolin-Pochy par son grand-père. Son frère André demeure en la belle grange des Sanges (Montanges) avec son épouse, une riche fille Godet qui a apporté le Lac Genin dans sa corbeille de mariage... De sa grande fratrie on dénombre aussi trois frères prêtres, dont l'un, Jean-Antoine, est le futur brillant curé de Champfromier, mais il ne vient que d'arriver (curé de Champfromier de fin-février 1764 jusqu'en octobre 1792).

Malheur, en cette fin avril 1764, Marie-Joséphine, que son frère curé déclarera dans son mémoire avoir été surprise dans son sommeil, est enceinte... Jean-Antoine, on l'a dit, n'est alors curé de Champfromier que depuis deux mois – ses premiers actes célébrés à Champfromier sont trois mariages qui ne datent que du 28 février – et c'est un peu naïvement qu'il vient demander un soutien pour sa sœur au curé du village voisin...

Le curé de Montanges est en réalité son pire ennemi. Jean-Antoine en donnera plus tard les preuves dans un très long mémoire adressé à Monseigneur l'évêque et, au nom de sa sœur, demandera réparation devant le Parlement.

 

Voici ce mémoire (1ère partie) :

"Monseigneur,

Sans une maladie épidémique [épidémie de galle à Champfromier] qui a régné dans ma paroisse et qui y règne encore, je serais allé en retraite, mais ne pouvant me décharger sur aucun autre de mes confrères du soin de mes malades, j’ai été obligé de demeurer auprès d’eux.

Votre grandeur me presse de mettre fin à un procès que Mr le curé de Montange a suscité mal à propos à ma sœur, je la supplie d’en juger sur le mémoire ci-joint :

A Nos seigneurs du Parlement,

Supplie humblement, Marie-Joseph Genolin, veuve de Joseph Ballet, marchand à Montange, appelante d’ordonnance rendue en la justice de Nantua le 26 juillet 1764, portant permission d’informer et décret de prise de corps contre elle, ensemble de tout ce qui a suivi ;

Contre Mr le procureur général, prenant en main pour le procureur d’office de ladite justice de Nantua, intimé ;

Et dit qu’ayant eu le malheur d’être surprise durant son sommeil par un particulier du lieu de Montange, elle est devenue enceinte de ses œuvres et en a fait sa déclaration pardevant le châtelain du même lieu le 21 avril de ladite année [1764],
Un frère de la suppliante, curé d’une paroisse voisine, pour intéresser à son sort le Sr Montanier curé de Montange, lui fit confidence de la faute de sa sœur ;

Mais elle éprouva bientôt que son frère avait confié son secret à son plus grand ennemi, puisque le Sr Montanier n’eut rien de plus pressé que de publier partout cette nouvelle, au grand scandale de tous ceux à qui il l’apprit, et en conséquence des bruits répandus par ledit curé, il fut planté sous ses yeux, de son agrément et peut-être par ses ordres, la nuit du 30 avril au premier mai, il fut dis-je planté à la porte de la suppliante un arbre dont la cime était décorée d’une paire de cornes, et de plusieurs ordures, ou ce qui est bien certain, c’est que le sieur Montanier vint voir cette curiosité, y applaudit et s’en amusa publiquement de tout son cœur.
Le 18 juillet dernier [1764] la suppliante fit appeler François Rey-Grobellet, femme de Claude-Jacques Dubuisson, maîtresse accoucheuse, juré de la paroisse de Montange, qui l’accoucha d’une fille sur les 9 à 10 heures du soir.

Deux ou trois heures après, l’accoucheuse, accompagnée de Jean Bouillet dit Sardin, porta cet enfant à l’église de Champfromier où il fut baptisé (le 19 juillet, avec mention de la relation faite le 21 avril...)

Après cette cérémonie, l’accoucheuse et Jean Bouillet dit Sardin rapportèrent l’enfant dans la maison de sa mère à Montange.

A peine fut-il jour, le 19 juillet, que le Sr curé de Montange s’aperçut que les portes du domicile de la suppliante étaient fermées, ce qui lui fit soupçonner qu’elle pouvait être accouchée, et comme il avait autant et plus d’envie de rendre cet événement public et patent, que la suppliante en avait de le cacher autant que cela se pourrait, il manda la maîtresse accoucheuse sous prétexte qu’il avait à lui parler sur le champ.

Le Sieur Montanier s’est toujours fait plus redouter qu’aimer dans sa paroisse, la sage-femme se rendit tremblante à ses pieds ; là, il lui fit subir un interrogatoire rigoureux sur le sort de la suppliante. Cette accoucheuse, qui a prêté serment en justice, manqua à son devoir et se détermina à révéler son secret aux menaces que lui fit le curé.

Ayant ainsi arraché à cette femme ce qu’elle ne devait pas lui révéler, le curé la détermina encore à se rendre sur le champ chez un notaire pour consigner dans ses minutes, en présence de témoins, une preuve authentique du malheur de la suppliante.

En effet, le même jour 19 juillet, à 9 heures du matin, Françoise Rey-Grobellet comparut en l’étude de Maurier notaire à Montange, et attesta au public et aux habitants du même lieu appelés pour témoins, que la veille elle avait accouché la suppliante d’une fille qui avait reçu le baptême à Champfromier, d’où ensuite elle avait été remise en la maison de la suppliante.

Et pour ne pas perdre un moment à divulguer cette nouvelle, on eut l’attention de porter ce fameux acte au Bureau de Châtillon où il fut contrôlé le même jour 19.

Le sieur Montanier n’est pas dénoncé présent à cette déclaration, la vérité est néanmoins que ce fut lui qui contraignit l’accoucheuse de la faire, qui la conduisit chez le notaire à cet effet, et qui ne la perdit pas de vue qu’elle ne fut consommée.

Prévoyant que la suppliante ne voudrait ni ne pourrait nourrir son enfant, et qu’ainsi elle serait obligée de l’envoyer en nourrice ou dans un hôpital, il forma le projet de le faire voir avant son départ à toute sa paroisse, ou de mettre la suppliante au désespoir si elle ne voulait le faire passer en revue en présence de tous les paroissiens.

Ainsi, dès qu’il se fut assuré verbalement et par écrit que cet enfant était auprès de sa mère, il ameuta un grand nombre de personnes de tous sexe et de tous âges, par lesquelles il fit investir la maison de la suppliante, de façon que, qui que ce soit ne pouvait sortir ni entrer qu’il ne fut vu et contrôlé.

Cette garde ne se contenta pas de faire sentinelle pendant le jour, elle était encore plus attentive pendant la nuit, et pour ne pas s’ennuyer on tirait des fusées dont le sieur Montanier fournissait la poudre, on faisait des poupées d’étoupe que l’on brûlait ; car on avait allumé des feux au-devant de la maison de la suppliante, on chantait des chansons lubriques et déshonnêtes ; le sieur Montanier curé à la tête de sa troupe, y applaudissait et mêlait sa voix aux chants de ses paroissiens, et pour les encourager, il ne les quittait que fort tard pour aller prendre un peu de repos jusqu’au lever du soleil.

Ces fêtes durèrent trois jours et trois nuits consécutifs puisqu’ayant commencé le 19 juillet avant midi elles ne cessèrent et la garde ne fut levée que le dimanche 22 du même mois après midi, lorsque le sieur Montanier eut appris à son grand regret que l’enfant de la suppliante n’était plus chez elle.

En effet, comme le curé fut obligé de célébrer les offices de la paroisse le dimanche 22 juillet, et qu’il ne put laisser que quelques sentinelles des moins dévotes pour garder la maison de la suppliante, celle-ci, excédée et comme au désespoir de se voir assiégée depuis trois jours et trois nuits, insultée de toutes les manières les plus outrageantes, se détermina à sortir du lit le quatrième jour de ses couches. Elle prit son enfant dans ses bras et sortit par un faux fuyant de sa maison, et se rendit à pied à une demie lieue de là, dans le domicile de son père [Joseph Genolin, demeurant aux Sanges], pour chercher une nourrice qui vient effectivement prendre l’enfant, dont elle a eu soin depuis ce temps.

Lorsqu’à l’issue de l’office le curé apprit que la mère et l’enfant étaient décampés, on peut juger, à tous ce qu’il s’était passé, quelle dût être sa fureur. Ce qui a suivi fera encore mieux connaître à quel excès elle était montée.

Il s’informa de toutes parts de la route de l’ennemi, mais il n’eut point de nouvelles, alors, soupçonnant que la suppliante pouvait s’être retirée chez un voisin, homme de bien qui lui avait toujours tendu une main charitable dans son malheur, sur ce seul soupçon, le curé, à la tête de sa garde, investit la maison de ce particulier pendant toute la nuit du dimanche au lundi, il veilla lui-même en grand Capitaine jusqu’à une heure après minuit, on y chanta une chanson composée contre la suppliante, dont le refrain était qu’elle avait étouffé son poupon et qu’elle l’avait mis entre deux tavaillons.

Tandis que le sieur Montanier assiégeait ainsi la maison du voisin de la suppliante, celle-ci, après avoir pourvu à la nourriture de son enfant, était revenue dans son domicile à Montange se remettre dans son lit et tâcher de se rétablir de ses couches et des scènes affreuses que depuis quatre jours son curé lui faisait éprouver dans la situation la plus critique.

Ce fut pour lors que, sachant la suppliante de retour chez elle, le curé leva le siège de la maison du voisin, licencia ses troupes et se retira à son tour dans sa cure.

Si du moins, il eut borné son ambition à jouir en paix des lauriers qu’il venait de cueillir, il aurait épargné à sa paroisse de nouveaux scandales, à la suppliante, de nouveaux malheurs et peut-être à lui-même une affaire très sérieuse, mais il avait trop bien commencé pour en demeurer là."

 

A suivre...

Nos lecteurs nous écrivent : "Comment un être aussi abject que ce cet ignoble curé ait pu exister? Est-il est possible d'être aussi pervers et cruel ?  Ca me donne la nausée. Si l'enfer existe, et j'aimerais beaucoup que ce soit le cas pour lui (moi, je n'y crois pas !), j'en arriverais à me réjouir. Quel abominable bonhomme."

 

Publication inédite : Ghislain Lancel. Source : AD74, 1G344

Première publication le 11 novembre 2015. Dernière mise à jour de cette page, idem.

 

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