Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL

Un parricide... en 1828 (5/5)

 

Résumé de l'épisode précédent : Marie-Rose est confondue, elle a agi en portant des habits d'homme. Mais la parole est donnée à l'avocat de la défense...

 

MPupuna, avocat du barreau de Nantua, chargé de la défense de l'accusée, a donné dans cette cause une nouvelle preuve de son talent ; il a fait les plus grands efforts pour détruire quelques-unes des preuves de l'accusation; il a insisté surtout sur ce qu'on n'avait trouvé que fort tard la pelle et le trident ; qu'une main étrangère avait sans doute apporté ces objets qu'on n'avait nullement vus d'abord, et cette main avait pu apporter aussi les habits sanglans que l'accusée déclare lui avoir été enlevés; des contrebandiers trahis auraient pu se venger par cette mort. Quant aux taches de sang aux ongles, comment y ajouter foi, a dit l'avocat ? l'accusée est mère de famille, obligée de laver souvent ; ces taches auraient dû disparaître, elles n'ont été vues d'ailleurs que par un enfant, le soir, auprès du feu; il a pu prendre pour du sang de la terre ou le reflet de la flamme. D'ailleurs cet enfant savait que Rose Perrin était soupçonnée; la prévention a pu dicter son témoignage. Ainsi l'accusation manque de preuves; les bois, les échos de Belleydoux, tout est muet, rien ne peut percer le mystère de cette cause.

« Et qui pourrait faire croire à la possibilité morale d'un tel crime, s'est écrié l'avocat dans un mouvement oratoire ; voyons le tableau que vous, en faites :

« Elle se couvre des vêtemens de son mari, et ainsi déguisée elle sort..... Il est onze heures ; la nuit est obscure [p. 96] et pluvieuse ; une heure de distance la sépare, du domicile de son père; le chemin est affreux... Qu'importe!..... Elle est altérée de son sang... Voyez-la, seule, les yeux étincelans, gravir la montagne..... Elle arrive, et d'une voix contrefaite elle appelle le vieillard... Il se lève, mais ne sort pas encore. Impatiente du crime, elle l'appelle de nouveau. Il se présente et la suit... A deux cents pas de son habitation, il est frappé et tombe.... ; elle frappe encore et le traîne sur un terrain, pentueux et rapide, à cent vingt pas. Là elle l'achève, et penchée sur lui elle épie son dernier souffle et pose sa main sur le cœur de son père pour attendre la dernière pulsation…Il est mort.... le parricide est consommé. Alors elle le prend sur ses épaules, et, chargée de cet horrible fardeau, elle gravit lentement la pente et va le déposer dans un sentier, dix pas au-delà de l'endroit où elle l'avait porté, le premier coup puis elle s'éloigne; et toute dégoûtante de sang, les pieds nus, elle regagne son habitation à pas précipités... retrouve son enfant... elle le caresse.... et sa main, fume du sang de son père!... Elle se hâte de lui présenter son sein, et peut-être.... ô pensée d'horreur ! les lèvres de l'enfant s'impriment sur le sang de l'aïeul!...

« La voilà donc, cette femme, telle que l'accusation la fait …Ah!.... s'il était vrai… qu'on se hâte de jeter un voile sur la tête du monstre… qu'on lui dérobe l'aspect des cieux ; qu'il cesse de souiller la terre par sa présence, et retourne aux enfers dont il serait sorti…

« Mais non, bonne épouse, bonne mère, de mœurs irréprochables, cette femme ne saurait être un monstre. Nul intérêt puissant ne pouvait armer son bras ; vous la faites froidement féroce... Vous voulez qu'elle parle face à face avec son père et sa mère, et qu'elle ne soit pas reconnue.... qu'elle fasse avec le vieillard un trajet de deux [p. 97] cents pas, et qu'abusé par sa voix, il prenne pour un homme de la contrée voisine cet étrange compagnon; qu'accouchée depuis un mois, elle ait les forces d'Hercule... ; que, sans entrailles de mère, elle ait abandonné son enfant, sans secours, pendant toute la nuit... ; oui, vous la faites presque infanticide pour la rendre parricide ; ah ! c'en est trop, vous outragez la raison et calomniez notre espèce!

Dans une réplique vive et improvisée, M. Quinson a combattu les moyens de la défense ; il a terminé ainsi :

« Vous dites que l'accusation manque de preuves. Quelle cause criminelle fut jamais plus fertile en preuves de toutes espèces? Interrogez la clameur publique, tous les témoins présens à l'audience : leur voix unanime a dénoncé l'accusée.

« Interrogez les lieux témoins du crime ; interrogez les échos que vous avez vous-mêmes pris à témoin, et leur voix répétera le nom de l'accusée. Interrogez ces témoins muets, ces vêtemens ensanglantés trouvés soigneusement cachés au domicile de la femme Mathieu, et leur présence atteste plus énergiquement que tous les autres témoignages la preuve d'un grand crime.

« Eh ! quel sentiment, Messieurs, pourrait encore vous arrêter, vous faire hésiter à proclamer l'arrêt de votre conviction?... La pitié? Mais en est-elle digne, celle qui n'a jamais éprouvé ce sentiment pour personne, celle qui n'a pas craint d'abuser de l'inexpérience de sa jeune sœur pour tenter d'abréger par le poison les jours d'un père, d'une mère et d'un frère; celle qui n'a pas craint de souiller ses mains du sang de son père..., qui, de sang-froid, a compté ses palpitations..., recueilli son dernier soupir avec tous les caractères de la plus atroce férocité ?

Eh! quelles seraient les suites de vos sentimens généreux pour un être qui en est indigne? Pensez-vous que votre [p. 98] indulgence pût la ramener à la vertu ou la rendre meilleure? Non, Messieurs; rappelez-vous les remontrances qui lui ont été adressées par tous les membres de sa famille; souvenez-vous du résultat qu'elles ont eu... ; rappelez-vous le pardon généreux qui lui fut accordé par son père après la tentative d'empoisonnement, pardon qui n'a fait que l'enhardir à exécuter un second crime, avec des circonstances plus atroces.

« Prenez garde qu'une nouvelle indulgence ne l'enhardisse encore à de nouveaux forfaits ; songez surtout qu'il lui reste encore une mère ; craignez de lui laisser les moyens de se rendre deux fois parricide dans le cours de sa vie ! »

M. Dupeloux de Praron, qui avait présidé les débats avec un talent remarquable, et qui avait dirigé avec beaucoup de soin et d'équité l'interrogatoire des témoins et de la prévenue, a présenté le résumé de la cause; il a déroulé de nouveau les détails effrayans de cette scène tragique, et les dépositions unanimes des témoins. Après une analyse impartiale des moyens de l'accusation et du système de défense, il invite les jurés à descendre dans leur conscience, à écarter de leur esprit toutes les préventions répandues, toutes les insinuations possibles, à se consulter seuls sur le résultat de ces débats et les grands intérêts qui leur sont remis. « Si le doute sort de cet examen, a-t-il dit, vous devez acquitter l'accusée ; mais si votre conviction est entière, absolue, votre devoir envers la société vous prescrit de prononcer avec fermeté le mot fatal qui doit retrancher de son sein un monstre dont elle est souillée, une fille qui paraît devant vous dégouttant encore du sang de son père. »

Après trois quarts d'heure de délibération, les jurés sont rentrés dans la salle d'audience. Un profond silence règne dans l'assemblée. Le chef du jury se lève et lit : Devant [p. 99] Dieu et devant les hommes, oui, Marie-Rose Perrin est coupable.

M. le président demande à l'accusée si elle a quelque chose à dire contre l'application de la peine.

Rose Perrin se lève, et, sans changer de voix ni de visage, répond : «Que puis-je dire?... Je suis innocente... » Et elle se rassied.

M. le président prononce d'une voix émue l'arrêt qui ordonne, conformément à la loi, que Rose Perrin aura la tête tranchée ; qu'elle sera conduite à l'échafaud en chemise, nus pieds, la tête couverte d'un voile noir ; qu'elle sera exposée pendant qu'un huissier fera au peuple lecture de l'arrêt de condamnation; qu'elle aura ensuite le poing droit coupé, et sera immédiatement exécutée à mort.

La Cour a ordonné que l'exécution aurait lieu à Nantua.

En entendant ce terrible arrêt, ni les traits ni les yeux de Rose Perrin n'annonçaient la moindre émotion [Fin de la transcription].

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Notes : Sébastien Perrin, 40 ans, fils de feu François et de Françoise Marion, et Françoise Chappellu, 29 ans, fille de Gaspard et de Marie Cottavoz, tous cultivateurs domiciliés à Belleydoux se sont mariés le 7 floréal an IV (26 avril 1796) à Belleydoux.

Marie-Rose Perrin, fille de Sébastien et de Françoise Chapellu, est née le 30 germinal an V (19 avril 1797) à Belleydoux, enfant jumelle de Marianne. Agée de 28 ans, elle épousa le 2 août 1825 à Belleydoux, Louis-Marie Mathieu, 37 ans.

Sébastien Poncet, le garde forestier dont il est question au 2ème épisode était surnommé "le manchot" car il avait eu le bras gauche amputé suite à un coup de feu reçu lors de la bataille de Smolensk le 18 août 1812. De retour à Belleydoux il avait été nommé garde forestier. Il avait épousé Marie-Rosalie Perrin (à ne pas confondre avec Marie-Rose Perrin !) [Infos Jean-Pierre Bouvard].

Pierre-Joseph Mermet, dit Piroz-Liocloz, celui dont le domestique fut mis en scène, est dit de la Combe d’Evuaz. Natif des Bouchoux, il y était effectivement encore recensé à la Combe d'Evuaz (Champfromier) en 1841 (veuf de Marie-Madeleine Mermet), avec la famille de son fils et quatre domestiques. Son habitation se trouvait au nord de l’école, probablement dans la maison ou l'une des voisines de celle dite ensuite des Dinaton.

Sébastien Perrin, dit Piry, 74 ans, est décédé le 8 décembre 1828 à Belleydoux à 1 heure du matin (Déclarants du décès : Pierre-Emmanuel Mermet 28 ans, Jean-Claude Humbert 49 ans, tous deux cultivateurs à Belleydoux, et Françoise Chappelu, son épouse, âgée de 70 ans, qui n'a pas su signer). Marie-Rose Perrin, sa fille parricide, fut exécutée le 23 mai 1829 à Nantua. L'acte de décès n'est pas très locace, il précise simplement que Marie-Rose Perrin, 32 ans, femme de Louis Mathieu dit Tollet, est décédée. Les témoins sont le Sr Mercier François, 31 ans, commis greffier du tribunal de première instance à Nantua, et Monnet Louis, sergent de ville...

Une revue confirme toutefois que la sentence fut appliquée "Tout récemment encore, une fille parricide fut exécutée à Nantua (23 mai 1829) avec l'appareil le plus solennel. Le peuple entier des montagnes accourut dans cette ville... " [Revue encyclopédique, ou analyse raisonnée des productions les plus remarquables..., octobre 1830, De la peine de mort, page 39].

Le fait de couper le poing est très ancien dans les cas de parricide, l'idée étant de couper le poing de celui qui avait tenu l'arme, tout le monde étant supposé droitier. Ensuite les hommes subissaient le suplice de la roue, et pour les femmes auxquelles ce supplice ne s'appliquait pas, elles étaient brûlées vives. Par la suite la décapitation fut utilisée pour la perte de vie... [Infos Cédric Mottier].

 

 

Source : Annales des tribunaux. Recueil des causes remarquables jugées par les tribunaux pendant l'année 1829, pages 75-99. Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, F-28125. Notes par Ghislain Lancel.

Dernière mise à jour de cette page, le 12 février 2011.

 

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