Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL

Carrier (à Ardon, Ain), vers 1888-1896

Carrières Miard à Ardon
Les carrières Miard à Ardon (Châtillon en Michaille, Ain), non loin de Boëny (début du XXsiècle)

 

Roger Tardy (Bellegarde, t. 3, p. 109) à bien montré que les étages calcaires au bas du Retord (Ain), où le rocher affleure sous les dépôts morainiques, étaient des lieux propices pour établir des carrières. C'est ce qui s'est réalisé à Ardon (et à Vouvray). Toutefois, l'activité de carrier ne prend une dimension professionnelle, avec des équipes d'ouvriers, que vers la fin du XIXsiècle. Au préalable les carriers n'étaient dits que des cultivateurs. C'est dire que l'extraction de la pierre n'eut initialement qu'un intérêt personnel, familial ou amical, afin d'aider à construire, par-ci par-là, une maison en pierre à un fils, ou à un homme disposant de quelques ressources pécuniaires. Carrier devint aussi une activité complémentaire aux ressources agricoles traditionnelles.

On relève toutefois une exception, avec Jean Louis Renand, Me tailleur de pierre de Châtillon, qui baptise sa fille Françoise à Ardon, le 3 juin 1689.

Plus tard, on devine les vrais carriers dans les inventaires après décès à ce qu'ils mentionnent en tête une paire de bœufs et un chariot à 4 roues. A Ardon, les premiers carriers sont des hommes d'anciennes familles (Favre, Famy, Pernod, Lyon, Brun, Miard, etc.)

 

Sept maîtres-carriers à Ardon en 1889

Bien entendu, avec leurs lourds chariots, les voituriers des carriers endommageaient les routes et les grands chemins, et la municipalité de Bellegarde pensa juste de les faire participer financièrement à leur entretien. C'est une chance pour nous de disposer ainsi d'une liste en 1889 des sept carriers d'Ardon, avec leur quote-part, qu'on imagine proportionnelle à leurs ressources :

"En 1889 on comptait 7 maîtres-carriers à Ardon. Le transport des pierres jusqu'à Bellegarde avait provoqué sur la route des « dégradations exceptionnelles ». Aussi la municipalité de Bellegarde réclame aux intéressés une participation aux frais d'entretien de la chaussée sous la forme de taxes appelées « subventions industrielles », dont le montant était à discuter avec les voituriers. Un état dressé par l'agent voyer cantonal, nous renseigne à la fois sur le nom et l'importance de ces carriers. Il répartit la somme globale, soit 140 francs, entre les assujettis : Famy François-Cyrille et Pellet Honoré, 45 francs chacun, Pernod Alphonse 17,50 francs, Duraffour Auguste 10,50 francs, Famy Emile, Famy Antoine et Lyon Joseph 7 francs chacun. La décision, contestée par les intéressés, donna lieu à une expertise qui complétait l'information sur l'activité dans le bâtiment. Les réclamants choisissent Favre Eugène « cimenteur » à Bellegarde tandis que le conseil de préfecture désigne un autre entrepreneur de Bellegarde. L'expertise n'a pas été conservée, mais ce document évoque déjà valablement l'activité dans une ancienne carrière de la Michaille dont les pierres se retrouvent aujourd'hui dans de nombreux bâtiments publics et privés de la ville. Les 7 entreprises embauchaient probablement ensemble une cinquantaine d'ouvriers [R. Tardy, T3, p. 108, qui cite pour source AM Bellegarde, carton 158 (décision du conseil de préfecture du 9/01/1891)].

 

Convention de 1895 entre 6 propriétaires carriers

Quelques années plus tard, on retrouve les principaux carriers d'Ardon, mais cette fois pour ne pas s'auto-détruire... En effet leur production est si demandée que la concurrence est féroce, et que les carriers risquent, à force de baisser les prix, de ne plus vivre décemment de leur profession. Aussi, le 14 mars 1895, les 6 propriétaires carriers d'Ardon s'interdisent de pratiquer des prix trop bas [3E38359 (Budin, acte n° 39)].

A cette date du 14 mars 1895, François Famy est déjà passé de numéro deux de la profession dans son ancienne association avec Honoré Pellet à deux parts égales (1889-1893), à celui de premier carrier d'Ardon, fournissant de gros entrepreneurs de Bellegarde. C'est lui aussi qui prend cette initiative notariée afin de contrer une suicidaire baisse des prix (pour la pierre ordinaire), baisse concurrentielle qui avait certainement dû s'ensuivre après son départ de l'association d'Honoré.

"Ont comparu : 1° M. Famy François Cyrille (dit François) ; 2° M. Pellet Aimé Honoré (dit Honoré) ; 3° M. Brun François ; 4° M. Buffard Marius ; 5° M. Famy Antoine : 6° et M. Pernod Francisque, tous propriétaires et carriers demeurant à Ardon, commune de Châtillon-de-Michaille, lesquels, dans le but de soutenir leurs intérêts et d'éviter l'avilissement des prix par la concurrence qu'ils pourraient se faire réciproquement, ont convenu :

"Article 1er. Ils s'interdisent expressément d'abaisser au-dessous des chiffres qui vont être indiqués les prix des fournitures et transports des pierres provenant des carrières d'Ardon et destinées à la construction aux enrochements, drainages et autres travaux similaires, autres toutefois que les pierres de taille, savoir : 2,25 francs la tonne pour les pierres rendues en gare de Châtillon, sur wagons ; 3 francs le m3 pour celles rendues au bourg de Châtillon ; 3,50 francs le m3 pour celles menées jusqu'au passage à niveau de La Plaine [hameau de Châtillon proche de Bellegarde], ou au Tacon jusqu'au ruisseau venant des Gallanchons ; 4,50 francs le m3 pour celles menées à Bellegarde, et jusqu'au Pont des Lades sur la route d'Arlod, jusqu'à 500 m au-delà du Pont de Lucey sur la route de Frangy, jusqu'au groupe scolaire du la route de Genève, jusqu'à 100 m en amont de la bifurcation sur la route de Vanchy, et jusqu'à Chez Fontaine le boucher sur la route de Lancrans ; 4,50 francs encore le m3 jusqu'au Nant Blanc sur la route de Montanges ; 5 francs le m3 sur la commune de Vouvray, entre le pont des Lades et la commune d'Arlod, et sur la commune d'Arlod ; 5 francs encore sur la route de Vanchy depuis 100 m au-delà de la bifurcation jusqu'au Pont du Nambin ; et 7,50 francs le m3 au-delà du Pont du Nambin.

"Le mètre-cube s'entend mesuré en maçonnerie. Par exception spéciale les prix seront abaissés à 4,25 francs pour les fournitures de pierre mureuse à faire pour la construction de la filature, usine et habitations, qui doit se faire prochainement à Bellegarde. Et aussi par exception, les comparants pourront achever aux prix convenus par eux les marchés conclus avant ce jour :

"- Pour M. Famy François, les fournitures (au) Chatelard d'Arlod, Roussin et Marquet à Bellegarde ; le groupe scolaire de Coupy, et l'entreprise de la RN n° 84 entre Tacon et Bellegarde.

"- Et pour M. Pellet, les fournitures Poulaillon à Arlod, Dumolard à l'usine des phosphates, et Trollet à Viry (74). - Les autres comparant n'ont pas de marché en cours d'exécution.

"Article 2. Toute contravention à l'article premier sera punie d'une amende de 1.500 francs, le Juge de Paix répartissant cette somme à titre de dommages aux autres comparants.

"Article 3. Tous les marchés devront être constatés par écrit, sauf ceux inférieurs à 100 francs, etc.

"Article 4. Ces conventions auront une durée de 9 années à compter de ce jour, mais chacun pourra se retirer après 3 ans ou 6 ans, etc.

"Article 5. Chacun pourra aussi se retirer à tout moment pourvu qu'il ne contrarie pas le commerce.

"Article 6. Aucun des comparants ne pourra faire des charrois de pierres, autre que les pierres de taille, pour le compte d'autrui, etc.

(...)

"Article 9. Les présentes conventions pourront être modifiées, en cas de majorité absolue. Etc. (jusqu'à l'article 15) [Signé par tous les comparants, et autres]".

 

Les livres de comptes d'Honoré Pellet (1888-1896)

Les livres de comptes, et les archives, du carrier Honoré Pellet, m'ont été prêtés en octobre 2023 par "Fanfan", petit-fils d'Honoré Pellet, à son initiative confiante. Ces cahiers ont loin d'avoir la rigueur de nos registres actuels. Ce sont essentiellement des notes d'avances d'argent et de paiements regroupées par personnes ou sociétés, ou encore des deux associations de carriers ayant des contrats avec lui, aussi bien de grosses entreprises de Bellegarde (papeterie Darbley et les écoles de Bellegarde, Dumont, Convert, le P.L.M., etc.), des concurrents associés le temps d'un contrat, voire le cordonnier ou même ses domestiques de maison successifs, ou des notes de procès ! Les actes notariés ci-dessus pourront aider à la compréhension de ces notes, pas toujours explicites !

Voici à titre d'exemple le dossier Bergeron :

"Compte de Bergeron (entrepreneur à Bellegarde), en 1892. Le 14 novembre et 11 décembre, il paye un total de 337,60 francs à Pellet. Un compte réciproque mentionne qu'est « Réglé et touché de Monsieur Bergeron, le 24 février 1893, en comptant les acomptes déjà reçus, 1174 francs pour 403,8 m3 de pierres mureuses, descendues d'en haut de Collonges, soit à la carrière de M. Bizot et de M. Nachon, et quelques mursés à M. Famy de Collonges », avec le détail qui suit (26 voitures de gravier, Pellet pour 126 voitures de pierre brute et gravier, plus 30 heures faites par Pellet fils à la carrière Bizot, mentions de Lyon, Buffard, Famy Emile, Famy Antoine et Brun). Ces noms d'associés se retrouvent le 27 août 1893. Le 28 octobre 1893, Honoré Pellet est d'accord avec lui pour « faire le cylindrage de la rectification du contour de la route de Lancrans », pour la somme de 550 francs plus 30 francs pour ramener le cylindre de Fort L'Ecluse. Le compte de M. Bergeron au 31 décembre 1893 est celui des livraisons de pierres mureuses par les divers associés (Pellet, Buffard, Lyon Brun, et Ant Famy). Certaines voitures sont à 10 francs la voiture, d'autres à 7,50 francs. De nombreux wagons sont aussi mentionnés, sous Lancrans et à Bellegarde. Compte le 15 juillet 1894 pour 90 tonnes de pierre brute. Bergeron est aussi mentionné au cahier suivant pour un acompte de 1000 francs qu'il verse le 1er mai 1896. Voir aussi dans les autres archives sa lettre datée du 18 juillet 1893 pour des wagons à Pyrimont."

Télécharger le relevé intégral par Ghislain Lancel, par cahiers et par ordre alphabétique des dossiers (clients et autres), avec préliminaires généalogiques de la famille Pillet d'Ardon.

 

De nos jours

Dès le début du XXsiècle les petites structures d'Ardon disparurent au profit de l'entreprise Famy, qui installa ses bureaux à Châtillon-en-Michaille, tandis que son activité et son rayonnement ne cessèrent de croître (barrage de Génissiat, autoroute A 40, travaux publics, etc.), avec de nouvelles carrières (Lancrans). De nos jours, l'enseigne FAMY est toujours omniprésente, dans notre département de l'Ain, et au-delà.

 

 

 

Publication : Ghislain Lancel.

Remerciements : Fanfan (Fernand Favre, à Ardon) ; Michel Blanc.

Première publication le 27 février 2024. Dernière mise à jour de cette page, le 11/05/2024.

 

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