Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL

Francis et Lucienne Parenthoux
Fromagers de Champfromier de 1978 à 1984

 

Un nouveau fromager à Champfromier, en 1978

Francis Parenthoux et Lucienne Bersinger sont tous deux d’origine savoyarde. Francis était précédemment gérant fromager en Savoie depuis 1956 pour le compte d’un marchand de beurre à Annemasse. Un regroupement avait supprimé son emploi et l’avait obligé à chercher du travail ailleurs. On en trouvait alors facilement. Le couple arrive à Champfromier avec un contrat de fromager commençant au 1er janvier 1978. Ils y resteront sous contrat jusqu’à la fermeture de la fromagerie en 1984. Pour Francis, ce sera alors le temps d’une reconversion avec un emploi à l’usine Coutier qui lui permettra ensuite d’attendre l’âge de la retraite.

Son patron était la crémerie Bournonville de Bellegarde, Place Victor Bérard.

A Champfromier les locaux se trouvaient au bout de l’actuelle Rue de la Fruitière (ancien atelier Bouteraon). Il n’y avait alors que la porte de gauche. A la place de celle de droite ne se trouvait qu’une fenêtre, et cette petite partie du bâtiment empiétait alors sur la rue. Le bâtiment de gauche était la fromagerie proprement dite, comme on disait alors (et non la fruitière) et celui de droite servait de petite cave, les deux étant reliés par une porte. A l’arrière de la fromagerie, par une porte encadrée de pierre de taille sculptée surmontée d’un magnifique linteau (de nos jours déplacé à l’entrée des logements situés à arrière) on avait accès à la petite salle de saumure. Et de cette salle une porte donnait accès à la grande salle d’affinage qui complétait l’arrière de l’ensemble des deux bâtiments.

A signaler que la maison d’en face était, suivant la tradition (Riri Marquis), le lieu de la fromagerie initiale, avec deux caves voutées, l’une côté rue sur toute la longueur de la maison, et l’autre, derrière et à gauche. Un vieux pèse-lait trouvé dans l’une de ces caves attesterait cet usage de fromagerie ancienne.

 

Fabriquer une meule d'emmental

A Champfromier on ne faisait que du comté et de l’emmental. Les meules de ce dernier étaient beaucoup plus lourdes.

La fromagerie fonctionnait avec le lait des vaches de Champfromier, mais aussi de celles de Montanges et même de Confort. Les producteurs de Champfromier étaient les plus nombreux à Communal, avec François Coudurier, Marcel Bornet (père de Bertrand), Jean Evrard, les charmants vieux garçons Anselme et Cyrille Valet et Henry Marquis, dit Riri. La « mère Blanc », s’y ajoutait, demeurant au Crêt del Chat, et exploitant aussi la ferme du Chaumeu. Elle apportait à pied son lait, dans une bouille mise sur son dos, et parfois même elle avait deux seaux de lait en plus, un dans chaque main ! Elle empruntait le chemin qui arrivait à l’entrée de Communal (et ressortait non loin au-dessus du garage de Maurice Bornet). Ce chemin était alors bien entretenu et large, Riri y passait avec son mulet et une carriole. De Champfromier, en tant que village, il n’y avait qu’Antoine Prost et le père Vuaillat qui demeurait à Sous-Balme (depuis l’incendie de sa ferme de Mures, à Giron). Robert Tavernier, n’en faisait plus partie, s’étant cassé le col du fémur l’année précédant son arrivée (et ses prés répartis entre divers autres cultivateurs). De Monnetier, il n’y avait plus que René Coutier (dont les enfants auront d’autres ambitions !)

Ces éleveurs étaient regroupés en une association, dont le président était François Coudurier. Au bureau figuraient Marcel Bornet et Riri Marquis. Bien que ne délivrant plus de lait, Robert Tavernier était trésorier.

 

La fromagerie comportait trois grandes cuves en cuivre, une de 1250 litres et deux autres un peu plus profondes de 1300 litres. Ces cuves étaient dite des « chaudières » car, pour un fromager, leur fonction n’était pas de contenir le lait mais de le chauffer. Une vraie chaudière, préalablement à bois, était désormais alimentée au charbon. Elle chauffait de l’eau pour former de la vapeur, laquelle, arrivait par des canalisations jusqu’au serpentins situés sous les cuves. Là des trous laissaient s’échapper la vapeur bouillante et chauffait doucement la cuve comme avec un bain-marie de pâtissier.

Pour réaliser une meule d’Emmental il fallait une journée entière. Le lait de la traite du soir était d’abord refroidi à 17/18° dans un bac où passaient des conduites, procédé dit par la « pasto ». Puis le lait était versé dans l’une des cuves en cuivre pour y passer la nuit. Au matin la crème étant montée à la surface, on la récupérait. On ajoutait alors la traite du matin, cette fois sans la faire refroidir. Chaque traite amenait environ 500  litres de lait, le total était donc de l’ordre de 1000 litres dans la cuve. Ce lait était alors chauffé à 32°, puis la présure, conservée dans une toupine (un pot en grès), était ajoutée et mélangée, pour faire cailler le lait. Lorsque le lait avait durci, caillé, on le découpait avec un tranche caillé (sur la cuve, photo 1), puis le tout était brassé automatiquement avec un moteur central (photo 1). Ensuite le tout est chauffé, par une chaudière, jusqu’à la température de 53°, atteinte en 50 minutes environ. L’été la fromagerie était donc une véritable fournaise ! Ensuite l’ensemble était encore brassé durant une heure !

Vient alors le temps de récupérer le fromage et de le former en meule. Pour cela, on utilisait une grande toile de lin, dite « 16 carré » en référence à sa surface. A bras, il fallait donc plonger cette toile sur le bord de la cuve, et la ressortir de l’autre côté en ayant récupéré à l’intérieur tout le caillé ! Cette opération était difficile et brûlait les bras qu’il fallait refroidir à l’eau froide, du moins jusqu’à ce que l’on en prenne l’habitude, après quelques temps ! Plus tard un instrument, une sorte de réglette souple facilita ce travail. Ensuite la toile était nouée, et il fallait procéder au tirage à bras, c'est-à-dire sortir la toile pleine de la cuve. Au plafond de la pièce, un rail courbe surmontait les endroits où il fallait déplacer la toile, et une moufle (palan métallique, mais à corde et non à chaînes) coulissait sur ce rail. Au-dessus de la cuve, il suffisait donc d’accrocher la corde à la toile et de tirer sur cette corde pour soulever le précieux caillé et le sortir de sa cuve (photo 2, le petit garçon était Christian Tournier). Le rail permettait ensuite d’amener la toile sur la table où le fromage va prendre forme.

Le coffrage est simple mais astucieux car déformable à volonté. Il se compose de deux disques de bois de diamètre un peu plus grand que celui de la meule de fromage (environ 90 cm) et d’une lanière de bois, appelée le cercle, dont la largeur est celle de l’épaisseur de la meule. Ce cercle s’enroule sur lui-même, avec ses extrémités qui se chevauchent sur une vingtaine de centimètres environ, permettant ainsi le dynamisme de la pièce. L’extrémité qui s’enroule à l’extérieur est plus épaisse, plus robuste, et est percée de deux trous. Le cercle peut se serrer ou se desserrer de manière astucieuse avec une simple corde, un taquet et un maillet. Le taquet est une petite pièce de bois ayant deux trous à un bout et un seul trou de l’autre côté. Une corde part de l’un des trous du cercle et est bloquée par un gros nœud qui l’empêche de sortir de ce trou. De là elle va jusqu’à un taquet où elle passe dans les deux trous, pour revenir passer dans l’autre trou du cercle, et cette fois fait le tour complet du cercle pour être finalement attachée au trou unique du taquet. Dès lors il suffit d’un petit coup de maillet sur le taquet pour serrer ou desserrer à volonté le cercle.

  

Le foncet du dessous et le cercle sont positionnés sur une table de travail. Le rail permet d’amener et de positionner la toile exactement au-dessus de ce foncet et du cercle (photos 3 et 4 où l’on voit bien le cercle et son taquet. Avant de placer le foncet du dessus, la toile est ouverte et le caillé encore pétri à la main, technique qui consiste à presser en tous endroits de la surface avec les mains bien à plat. Enfin on replace la toile sur le dessus et on positionne le foncet du dessus. Une presse est alors mise en action (photos 5 où l’on voit la toupine à présure, 6 et 7 et suppl.). Six fois par jour, on va retourner le fromage. Pour cela on « dépresse », c'est-à-dire que l’on relève la presse, puis on desserre le cercle en agissant sur le taquet, on retire la toile, et on retourne le fromage. Puis on remet une toile, la même pour les premières fois, et une sèche ensuite. Enfin on repositionne le cercle, en serrant un peu plus que la fois précédente, on replace le foncet du dessus et on fait agir à nouveau la presse (Photo 8). Un emmental affiné, c’était au moins 80 kg, son record 115 kg !

La meule était ensuite laissée une journée entière à refroidir puis était transportée dans le bac à saumure pour 48 heures. Le séjour dans ce bac d’eau salée avait pour but de préparer la formation de la croute de la meule. Après une nouvelle journée où la meule s’égouttait en chambre froide, on la transportait enfin dans la cave d’affinage voisine pour un séjour d’un mois et demi. La « descente » de la meule à la cave s’effectuait sur un foncet plus léger, la cercle ayant été serré un peu plus pour bien maintenir la meule qui, sans quoi, se serait éventrée... Tout ce transport s’effectuait sans machine, en basculant la meule sur son dos, le tout faisant un bon poids, sachant que le cercle ajoutait encore 5 kg au poids du fromage ! La cave d’affinage était dite la cave chaude puisqu’elle était chauffée à 20/25°. Tous les deux jours la meule était brossée à l’eau salée, pour éviter les moisissures mais que la croute se forme, puis retournée. Dans les temps anciens, le brossage s’effectuait avec du sel brut frotté à la main, mais à l’époque de Francis on utilisait des brosses en laiton. Celle-ci ayant toutefois l’inconvénient d’avoir les brins de laiton qui se cassaient, et parfois se fichaient dans les doigts, l’arrivée des brosses en nylon les remplaça rapidement.

 

Comté, beurre et petit lait

Suivant la quantité de lait, en plus des deux emmentals, on pouvait faire un comté. Ce dernier ne pesait que 50 kg et ne nécessitait que 500 à 600 litres de lait. Parfois, on pouvait aussi faire deux comtés dans une même cuve. Le comté avait l’avantage de s’affiner en cave froide (10/14°). On ne faisait plus de Bleu dans cette fromagerie, Bleu qui utilisait des quantités encore bien moindre de lait, et aurait multiplié les opérations. Mais certains des clients auraient encore su le faire, comme le « père Blanc » qui avait vu ses parents les réaliser à la ferme dans son jeune âge, et pas dans une cuve mais dans une seille en bois !

On faisait aussi du beurre. Il était fait en partie avec la crème du matin, délicatement récupérée à la surface des cuves avec une poche à écrémer. L’autre partie provenait de lait entier passé à une écrémeuse électrique, qui séparait la crème du petit lait. La crème, mise dans une baratte reliée à un moteur par une courroie donnait du beurre sans trop d’intervention humaine. Plus tard, le moteur fut même intégré à la baratte, évitant ainsi les risques d’accidents provoqués par des courroies qui cassaient. Vingt litres de lait passés à l’écrémeuse donnaient 1 kg de beurre.

Le petit lait, provenant de l’écrémeuse et des égouttages des fromages servaient à nourrir les 150 à 180 cochons qui se trouvaient dans l’ancienne porcherie située en face de la fromagerie.

Un travail de couple, avant la reconversion

Lucienne, secondera son mari durant tout ce temps, et à cette époque les administrations ne lui reconnaitront pas le statut de fromagère, ni pour la paye ni pour la retraite. Son travail consistait à réceptionner le lait, le peser, le transvaser, et à inscrire les quantités sur le carnet individuel de chaque paysan (on ne disait pas éleveur), et sur leur registre. Elle procédait aussi à la vente aux particuliers du lait, du beurre et du fromage. Dans la rue, Bébert et la Berte, comme on les appelait familièrement, venaient chaque jour chercher du lait. D’autres venaient de bien plus loin, comme cette belle-sœur de René Coutier de Monnetier. Comme on ne connaissait pas son nom et qu’elle était exigeante, on l’appelait « Beurre bien frais » !

Tout ce travail du couple, faisait partie du contrat, sans distinction des ventes de beurre ou du nombre de cochons. Toutes les productions étaient pour le crémier. Tout juste, en plus de la paye de Francis, avaient-ils pour eux un cochon pour Noël et du beurre à volonté toute l’année.

D'abord une reconversion, puis la retraite. Le jardinage et l'apiculture pour lui, la maison et la lecture pour elle, après avoir élevé quatre enfants qui ont tous très bien réussi dans la vie, Francis et Lucienne vivent des retraites heureuses à Champfromier.

 

Voir Les autres fromagers de la Rue de la Fruitière de Champfromier

 

Publication : Ghislain Lancel. Crédits photographiques : Lucien Parenthoux.

Première publication le 2 septembre 2015. Dernière mise à jour de cette page, le 4 février 2017 .

 

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