Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL |
"Murger" est un terme régional désignant un tas de pierres, de cailloux, enlevés par nos ancêtres de leurs pâturages et terres cultivées. On en compte des centaines à Champfromier, de même que dans les villages voisins. "Un mètre-carré est un mètre-carré" disait-on encore récemment et nul doute que, même si les unités agraires étaient différentes, l'idée était la même sous l'ancien régime, "Un pied-carré est un pied-carré" ! Là où il y a une pierre, l'herbe ne pousse pas et c'est de la nourriture en moins pour la chèvre ou la vache. les toutes petites pierres étaient aussi ramassées par des enfants dans des paniers, mais pour une autre raison. A Chézery, il n'y a pas plus longtemps que quelques décennies, dans les prairies qui étaient fauchées, et où les cailloux risquaient d'endommager le fil aiguisé de la faux, après l'hiver les enfants allaient de taupinière en taupinière, pour ramasser les cailloux remontés par les taupes, et ils les portaient au "perru" (murger) du lieu. On reste confondu en envisageant les milliers de tonnes de pierres qui furent ainsi arrachées à une nature hostile (lapiaz et dépôts glaciaires).
Dans le département de l'Ain, on compte une quinzaine de lieux-dits et autant de communes différentes se référant de murgers : Gros-murger (Giron), Champ du murger, Combe du murger, Côte murgère, Le gros murger, etc.
Concernant Champfromier, on ne relève aucun toponyme ou lieu-dit en murger. Sans les désigner, la carte IGN de 1935 positionne toutefois un peu partout de nombreux murgers, schématisés par une sorte d'étoile pleine ou creuse, suivant la taille, et hérissée de tirets dans le sens des pentes. L'état des sections de Champfromier, en 1833, signale quatre parcelles de Monnetier en "Murger, friche". En 1830, les repères de triangulations destinés à la cartographie de la nouvelle commune signalent au n° 51 "Sur le murger de Champ Michel" (Champ-Michy, à Monnetier). Ce murger semblait d'ailleurs si connu qu'il était déjà un repère 1773, pour une terre "Au Champt Michy, que jouxte... un murger du levant" [Arch. privées Ch. T., n° 35].
Si l'on ne réalise plus aujourd'hui de murgers à Champfromier ils sont par contre encore des centaines à subsister, et il est évident que certains ont plusieurs siècles de présence. Ils étaient si présents qu'ils pouvaient même servir aux désignations des délimitations des parcelles.
Déjà au XVIIe siècle des murgers, donc anciens et connus, sont signalés dans des délimitations. Ainsi dans une partage de biens d'une branche Genolin-Pochy sur le terroir de Monnetier en 1696, on relève deux fois une parcelle En Planaez, que jouxte un murger du couchant [3E3890, f° 12 v° (3 mars 1696)]. De même une parcelle de terre En-Lavaz (Bordaz) est délimitée par "un murger de bise" (au nord) [3E3890, f° 44v (20 mai 1696)]. Deux autres murgers sont cités, eux aussi pour délimitations entre deux proriétaires à Monnetier, "un murger entre deux", en 1698 [3 E3891, f° 101v (16 juin 1698)].
Au siècle suivant les mentions abondent. Nous ne donnerons que quelques exemples. En 1728 à Communal un murger sépare deux parcelles, et l'on précise le sens de ce mot du patois local : "un tas de pierre, vulgairement murgier, entre deux" [3 E4825, f° 9 (19 janvier 1728)]. Le murger de Champ-Brun en 1780, localisait un pommier exclu de la vente de la parcelle, et qui resterait au vendeur, "tant qu'il fruitera"... Parfois ils gênaient, improductifs à la culture, ou dangereux, comme celui à proximité de l'église, que le curé Humbert fit recouvrir de terre : "L’an 1752, j’ay fait couvrier le gros murgier du pré du Moüillet de terres, qui m’a coûté 10 l(livres)". Mais on n'en est pas très sûr, du moins des 10 livres payées par le curé, une note ultérieure mentionnant : "Mensonge impardonnable" ! [Web BMS 1747/51, p. 21g].
Hannezo donne pour étymologie du Tamiset celui de murger, tas de pierres ramassées dans les champs labourés [Chézery, son Abbaye et sa Vallée (1921), p. 105], c'est une possibilité.
Les murgers les plus anciens que l'on peut encore observer se reconnaissent à une végétation rase, puis arbustive, qui se développe sur sa partie supérieure.
En se promenant à travers bois, on rencontre partout des cailloux. Mais qu'est-ce qui distingue un petit amas de pierres d'origine purement géologique d'un murger de pierres rassemblées là par les hommes ? Si les murgers sont très différents dans leurs aspects, ils ont toutefois quelques caractéristiques communes :
Un murger est fait par l'homme, ou même l'enfant qui doit aussi surveiller les vaches. Il ne comporte donc que des pierres transportables, petites ou de taille moyenne. Il n'est toutefois pas exclu de trouver à la base quelques très grosses pierres (entre les deux ruines de Sur les Prés, au Crétet), non pas qu'elles furent apportées là mais qu'au contraire on avait placé le murger en un lieu où de grosses pierres retiendraient les autres. D'une manière générale les plus grosses pierres sont placées à l'extérieur et les petites jetées à l'intérieur (suivant aussi le principe de construction des murs épais de maisons). En tous cas, l'objectif était de rendre exploitable au mieux un terrain en concentrant les pierres qui l'encombraient sur la plus petite surface possible. Dans le cas idéal on cherchait donc à augmenter la hauteur du murger le plus possible, sans atteindre toutefois une hauteur à risque, où tout s'écroulerait et serait à recommencer... Le murger le plus simple est le tas informe, le plus raffiné est appareillé dans sa partie extérieure, en particulier du côté de la pente du terrain. Si l'on peut trouver de la mousse sur les pierres, l'absence totale de terre fait que la végétation est nulle ou très clairsemée sur le sommet des murgers.
La taille des murgers varie considérablement, d'une longueur d'à peine plus d'un mètre à plus de dix mètres (14 mètres au Collet, et même 50 mètres entre deux ruines Jullian à Cinq Chalets !) Pour les formes en éboulis, leur hauteur est en conséquence.
L'orientation d'un murger ne vaut évidemment que pour ceux de forme allongée. Elle est presque toujours de la plus grande longueur dans le sens de la pente. Cette remarque vaut évidemment pour ceux destinés à canaliser les avalanches de neige dans les secteurs très pentus. On ne recherche pas la culture en terrasse. Souvent la délimitation d'une parcelle commence, ou s'arrête, à un murger.
La forme générale d'un murger, est celle d'un tas, d'un dôme. Si sa base est le plus souvent grossièrement circulaire, au contraire elle peut être très allongée, lenticulaire, en particulier dans les pentes (Haute-Crête, Aux Rochers du Bordaz, etc.) On trouve aussi le triangle (Collet).
Les murgers résultent de la présence de l'homme, et se trouvent donc généralement à proximité d'un bâtiment, l'habitation de l'exploitant ou son chalet d'alpage (Cinq-Chalets). Ces anciennes constructions sont le plus souvent de nos jours une ruine, le plus souvent encore visibles (le Crétet) mais parfois totalement disparues (comme Aux Rochers du hameau du Bordaz). Il n'est pas rare que les murgers soient situés plus haut que la maison (Crétet, et peut-être Haute-Crête). Corollaire de la proximité murger-bâtiment, on ne trouve aucun murger dans les immenses parcelles des bois communaux de Champfromier.
Si l'on trouve un murger, il y en a presque toujours plusieurs à proximité, au moins un pour chaque pâturage ou champs exploité alentour.
Lorsque le terrain est en pente, le murger est à chercher vers le point le plus haut ou le moins accessible de la parcelle exploitée. De nos jours, on transporterait évidemment les pierres vers le bas pour s'économiser des forces, mais il faut se rappeler que l'intérêt de l'épierrage était de rendre un terrain agricole plus rentable et que c'est en zone plane ou basse qu'il était le plus facile de le travailler ou d'y surveiller les bêtes. Le Musée de la Vache (Frangy, Savoie) expose un très rare ustensile conservé destiné à remonter les pierres vers le murger (ou à tout autre usage). Coupé dans un arbre, il est constitué d'un robuste double bras de branches parallèles espacées de la largeur d'une personne. La pierre était posée dans le creux à la jonction des deux branches et une personne pouvait ainsi s'atteler entre les deux branches de ce sommaire brancard et remonter la pierre jusqu'à un murger, ou la tirer vers un bâtiment à construire.
L'appareillage est très rare. Il est réservé aux murgers placés en forte pente, et peut-être à ceux situés au-dessus de l'habitation, un éventuel éboulement étant évidemment catastrophique, du moins pour un pénible travail à recommencer... Un seul murger est connu entièrement appareillé, c'est celui qui est le plus photographié à Haute-Crête, mais avec l'avantage que la nature avait fourni à cet endroit de nombreuses pierres se détachant du banc géologique en petits blocs à faces plates et parallèles. On en trouve aussi, mais de moins belle qualité pour l'un des autres murgers du même lieu et aussi au Crétet. Deux au moins sont aussi partiellement appareillés à la Combe du Collet, près de la limite communale avec Montanges, un de chaque côté de la route, et un sur chaque commune. Près de la Serraz, un bloc ayant l'aspect d'un mur d'une largeur impressionnante serait aussi un murger appareillé. Il est possible qu'une partie écroulée ait servi d'abri disposé dans le mur à des bergers, ou que ce mur ait été construit pour capter la chaleur et la renvoyer au bénéfice d'arbres fruitiers délicats (pêchers, abricotiers) qui auraient été plantés en regard de la face sud.
On ne trouve généralement pas de murgers dans des parcelles de communaux, il y a toutefois des exceptions, comme dans ceux de la Combette aux Morts (à gauche peu après le début du chemin vers le captage de la Trouillette).
Dans les parcelles de très forte pente, comme sous le Truchet, plusieurs murgers allongés dans le sens de la pente, souvent groupés par deux par deux et parfois partiellement appareillés, servaient à orienter et canaliser les écoulements de neige en hiver, ainsi que les blocs de rochers se détachant de la falaise friable en été. Ils se trouvent en bordure de vastes couloirs d'une vingtaine de mètres de largeur. Ces zones d'écoulement naturel renforcé servaient à protéger les granges construites à l'écart. Rien n'était cultivé dans ces couloirs et l'on évitait de les traverser...
Lectures : Histhoiria, n° 3 (L'épierrage).
Publication et crédit photographique (26/03/09) : Ghislain Lancel.
Première publication le 21 septembre 2011. Dernière mise à jour de cette page, 7 septembre 2012.