Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL |
Dans ce pays, on dénomme du terme générique de sarrasine, toute particularité dont on ne connaît pas précisément l'origine (cheminées sarrasines en Dombes, grottes "sarrazines" à St-Germain-de-Joux, etc.) Il en est de même à Génissiat, pour ces "crèches sarrasines", dont la première publication date de 1904.
A mi-pente entre la route menant au barrage de Génissiat et le Rhône, dans une pente broussailleuse d'accès très dangereux, se trouvent neuf cuvettes énigmatiques creusées dans la roche (un calcaire urgonien), rectangulaires et peu profondes (10 à 20 cm), disposées côte à côte en un léger arc de cercle sur un peu plus de dix mètres de longueur. Chacune des "crèches", séparée de la suivante par un bel espace, dispose d'un trou horizontal d'évacuation de liquide (de l'eau ?), percé à droite ou à gauche, en façade, au niveau du fond des cuvettes.
Les cavités furent creusées à la pique (époque romaine ?), avec un agencement concerté et parfaitement réalisé. Au-dessus de ces crèches, la roche fut entaillée, en une belle forme incurvée descendant jusqu'à l'arrière des cuvettes et en permettant ainsi leur usage sur toute leur surface. Elles présentent ainsi un surplomb sur une bonne moitié de leur renfoncement (mais qui ne les protège pas du ruissellement des eaux provenant de la plate-forme supérieure (voir ci-après, un très bel abri situé à environ un mètre cinquante au-dessus des crèches). Entre les cuvettes la roche fut entaillée moins profondément, mais également avec élégance, la courbure commençant au même niveau qu'au dessus des cavités. A gauche des crèches, la roche présente en hauteur deux marches facilitant l'accès à l'abri supérieur.
Depuis ce lieu, la vue, s'il n'y avait comme actuellement quelques arbustes, donnerait magnifiquement sur le Rhône et la falaise de sa rive opposée. Mais l'on n'y dispose que de peu de place (et un éboulis récent semble peu probable), le terre-plein situé devant les crèches ne mesurant pas plus qu'environ un mètre cinquante de largeur... et après, c'est le précipice qui descend jusqu'au bas du fleuve, cinquante mètres plus bas !
L'usage de ces cavités reste une énigme, et les sarrasins ne semblent n'avoir rien à y faire... Qui aura la bonne idée ? Pourquoi un tel effort pour réaliser des cuvettes en un endroit idyllique mais d'un accès aussi périlleux ?
L'abri qui se trouve au-dessus de ces cuvettes est un renfoncement naturel bien plat pouvant atteindre 3 mètres de profondeur sur aussi une dizaine de mètres de longueur. C'est un très bel emplacement bien sec, protégeant parfaitement de la pluie, et avec une vue imprenable. Nul doute que depuis les temps préhistoriques ce petit emplacement fut connu et utilisé, au moins occasionnellement.
Cet abri présente aussi des cavités dans la roche, mais très différentes de celles du dessous, et datant visiblement d'une époque différente. Il s'agit d'abord d'une dizaine de trous de faibles dimensions (une vingtaine de centimètres dans les trois dimensions) évoquant des encastrements de charpente de toiture, mais sans alignement rigoureux. Ils ont souvent situés à plus de deux mètres de hauteur de la plate-forme... Au moins deux autres cavités, disposées encore plus haut sont aussi sources de questions, évoquant cette fois plutôt des niches murales. Creusées dans la paroi, elles sont très grossièrement rectangulaires et peu profondes mais assez grandes (de l'ordre du mètre pour leur dimension horizontale, qui est la plus grande).
En guise de réponse à l'usage de ces énigmatiques cavités, voici quatre publications des années 1841, 1867, 1902 et 1921.
La publication imprimée la plus ancienne est celle de 1841 par D. Monnier (qui sera reprise avec compléments en 1902). Celle-ci n'est pas la plus précise, mais elle semble proposer une datation groupant l'ensemble des immenses travaux observables dans les rocs des environs :
« Par le Fort-de-l’Écluse, à l’orient, on se rend à Gex dont la porte de ce côté se nomme la Porte-Sarrazine ; et par le côté du sud, on se rend à Génissiat, où les crèches sarrazines sont un objet digne de votre curiosité. Voici en quels termes M. Cuaz, procureur du roi à Gex, parle de ce dernier monument à M. le chanoine Depéry, vicaire général du diocèse de Belley : "ll existe, dit-il, à Génissiat, hameau situé sur les bords du Rhône au-dessus du parc de Seyssel, des excavations pratiquées par la main des hommes dans le rocher, excavations auxquelles la tradition constante a imposé le nom de crèches des Sarrazins. Je n’ai que des souvenirs assez confus sur le nombre des auges et sur leurs dimensions, cependant je crois me rappeler qu’il y en a une douzaine placées sur une seule ligne, les unes à la suite des autres ; elles sont de forme ovale, et chacune peut contenir à peu près un hectolitre, et se trouve percée au fond et dans la paroi extérieure pour faciliter l’écoulement du grain ou du liquide qu’elle contenait. Le rocher, au pied duquel ces auges sont creusées, conserve les traces de travaux qui auraient été exécutés pour les renfermer dans une enceinte. Les ruines du château voisin, ajoute M. Cuaz, indiquent que l’on a fait là des travaux immenses dans le roc, taillé, creusé, coupé dans tous les sens, à une époque certainement antérieure au temps où la poudre pouvait faciliter des opérations de cette nature. Le tout est fort curieux et vaut la peine d’être visité; je n’en ai vu de description nulle part ".» [Etudes archéologiques sur le Bugey, D. Monnier, pp. 157-158].
Le Baron Achille Raverat, bien connu pour le récit de ses voyages intitule son chapitre 15, de Génissiat à Bellegarde. Il ne manque pas de nous conter l'historique du château de Génissiat, des moulins, et de ces "11 compartiments" qui étaient, dit-il, des mangeoires à autant de chevaux, du moins aux chèvres et ânes des meuniers qui évoluaient encore juste en-dessous, peu avant son récit. Il ironise sur ces bestiaux "qui durent sans doute se tenir pour très honorés de manger à la table où avaient mangé précédemment les fières cavales du désert" (puisque selon la tradition les sarrasins, dit aussi les maures, arabes, étant venus d'Afrique envahir nos régions au VIIIe siècle) [Les Vallées du Bugey, A. Raverat, 1867 (en particulier page 459-460)].
J. Bernier, membre de la Société d'Emulation, meunier à ses heures, donne sa version dans "Une Excursion sur le Haut-Rhône Français". Il évoque les Sarrazins et la toponymie, et à l'approche de Génissiat laisse transparaître sa nostalgie des moulins. Concernant les crèches sarrasines, il précise que par crèche il faut entendre mangeoire, puis cite une publication de Désiré Monnier, celui-ci reprenant à nouveau les termes de M. Cuaz, procureur du roi à Gex (voir ci-dessus en 1841). Il le corrige : neuf crèches de forme rectangulaire et non ovale. Concernant les trous à chacune des cavités, il rapporte le témoignage local disant que ces trous ne servaient pas à vider l'eau mais à y attacher la longe des chevaux. Sans rire, mais plus difficile à suivre, il propose ensuite pour l'usage des cavités élevées du niveau supérieure... des mangeoires pour des girafes amenées directement d'Afrique par les envahisseurs sarrasins... [J. Bernier, Annales de la Société d'Emulation de l'Ain, 1902 (en particulier pp. 14-15, 18-20)]. Sans commentaire sur les girafes, les trous pour les longes des chevaux seraient aussi étonnants : pourquoi n'auraient-ils pas été percés dans les larges et solides espaces inter-cuves, ou au moins à mi-hauteur et non exactement au fond des cuvettes ?)
M. Sommier, dans une causerie sur les orpailleurs dans l'Ain et la Savoie, propose un usage totalement différent, croyant "que les Cuves Sarrazines, en dessous de Génissiat, on dû servir au lavage des sables. Cet endroit abrupt et peu accessible permettait aux orpailleurs de procéder au lavage des sables à l'abri du fisc et des regards indiscrets." [Annales de la Soc. d'Emulation et d'Agriculture de l'Ain, 1920-21, pp. 319-320]. L'idée est intéressante, mais au mieux pour un remploi tardif de ces cuves si méticuleusement taillées, et que dire de l'effort démesuré qui aurait été nécessaire pour monter ces sables en cet étroit escarpé à mi-hauteur de la pente...
Signalons aussi, la publication récente, par Robert Ferraris, Les invasions sarrasines dans les pays de l'Ain (pages 31-33), qui publie un texte de Désiré Monnier, corrigé, semble-t-il par Eugène Dubois qui apporte une description très détaillée des lieux avec plan d'ensemble.
On doit à Jacques Bordon, qui a parcouru la région, la France et le monde à observer la nature, d'avoir recueilli plusieurs témoignages concernant de semblables cases creusées dans les falaises ou aménagées dans des murs de châteaux ou de monastères, voire dans des fermes ou jardins potagers : ce sont des ruches, comme on en observe dans le Midi de la France ! Voir par exemple à Rougon (04120, dans les Gorges du Verdon). C'est Columelle, agronome latin du premier siècle qui préconise le regroupement des ruches en 'mur à abeilles' conçu pour les protéger des intempéries et des divers prédateurs. A ce jour, plus de 130 "niches à ruches" ont été recensées en France, importants vestiges d'une apiculture de rapport qui a du être particulièrement prospère dans la deuxième moitié du XIXe siècle, début XXe.
Crédit photographique : Roger Fillion (17/07/12). Bibliographie : Pré-inventaire du canton de Bellegarde, pp. 197 et 214 (Texte, photo NB, croquis et bibliographie). Remerciements : Michel Blanc (Publications de Raverat et J. Bernier), Robert Ferraris, Jacques Bordon.
Première publication, le 18 juillet 2012. Dernière mise à jour de cette page, 4 février 2020.