Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL

Sous-Roche...
Un tourisme d'hommes... du temps de la Voie du Tram (vers 1920)

Conseil : lire jusqu'à la fin ce récit de la petite histoire de Sous-Roche... Si le Président qui nous la relate semble un peu trop naïf, ses qualités d'écrivain, au moins, sont bien réelles : il plante le décor et, comme dans les meilleurs romans policiers, ne nous dévoile la vérité que dans les dernières lignes... Le texte est extrait de la revue Visage de L'Ain n° 26 de 1954.

Les photos de cette page pourront aussi inciter le promeneur à emprunter le sentier parallèle à celui chargé d'histoire (attention toutefois, certains passages sont délicats et le sentier n'est pas encore balisé). Deux accès à Sous-Roche sont possibles, l'un au départ du chemin entre les deux dernières maisons à la sortie de Champfromier vers Chézery (photos ci-dessous), l'autre peu après le tunnel de Domplomb. Un circuit empruntant les deux chemins est aussi possible en traversant la Valserine au niveau de l'usine.


Note : Cette photo, ainsi que les autres ne sont que celles du "second" chemin, pas du troisième...

 

[Transcription intégrale, ci-dessous :]
"SOUS–ROCHE, OU L’ON DEVOILE LE SECTEUR PRIVE DE LA SOCIETE ANONYME DU CHEMIN DE FER BELLEGARDE–CHEZERY.

 

En 1913, nous avions ouvert à l’exploitation la ligne du chemin de fer d’intérêt local de Bellegarde à Chézery qui était électrifiée.

Cette voie ferrée a été supprimée et remplacée en 1934 par un service d’autobus.

Vingt deux ans d’existence pour une ligne de chemin de fer qui avait nécessité de très importants travaux, notamment la construction d’un souterrain, d’un beau viaduc sur la Valserine à la sortie de Bellegarde et du pont de Moulin des Pierres, à Montanges, classé comme le troisième plus grand pont d’Europe, c’est bien, on en conviendra une existence éphémère ; mais les populations étaient enragées d’automobile, elles ne voulaient plus rouler que sur des pneus, et force fut de les satisfaire.

Quoi qu’il en soit, la voie ferrée existait en 1920 et les automotrices électriques recevaient l’énergie nécessaire d’une usine hydro-électrique qui faisait partie de la concession.

Cette usine existe encore.

Elle est située au pied du village de Champfromier, dans le fond de la vallée. Son nom Sous-Roche indique assez quelle est sa position.

Pour s’y rendre il y’a trois chemins :

Le premier, est situé sur la rive gauche, comme l’usine du reste. C’est un chemin de montagne qui n’a été ouvert que par les voitures, lors de la construction de l’usine, pour le transport des matériaux et des machines.

Le second chemin [qui commence à droite avant la dernière maison, à la sortie de Champfromier vers Chézery], est un sentier tracé directement à pic depuis Champfromier et qui ne peut guère être utilisé que par des alpinistes. Il comprend en effet, scellés à flanc de rocher, un certain nombre de crampons auxquels il faut s’accrocher pour franchir une importante section de paroi verticale. Il m’est souvent arrivé d’emprunter ce chemin, mais ce ne fut jamais sans quelque appréhension, et dans des circonstances où je devais céder à l’urgence [Note (1) : Aménagé, ce sentier est maintenant très praticable].

Le troisième chemin enfin, est la voie normale.

C’est un sentier de 60 à 80 centimètres de largeur qui a son origine sur la route de Champfromier à Chézery (Rive droite) à la hauteur du tunnel du chemin de fer [un peu après le Tunnel de Domplomb, côté opposé], et qui descend par une pente assez rapide les 200 mètres de différence de niveau qui séparent cette route de la rivière.

Sur son parcours, ce sentier franchit une pointe de rocher en souterrain [le tunnel des contrebandiers], puis traverse le cours d’eau sur l’arche d’un pont de pierre [le Pont du Dragon, et on rejoint ensuite l'usine par l'autre rive].

C’est à cet endroit, dans la gorge resserrée de la Valserine, qu’ont été établis le barrage et la prise d’eau de la conduite forcée qui après une chute de 30 mètres sur 200 mètres de parcours, amène les eaux à l’usine hydroélectrique de Sous-Roche.

C’est uniquement de ce chemin dont il sera question dans ce qui va suivre.

Après ces explications sommaires, on comprendra que cette usine n’est pas précisément un lieu de réjouissances : loin de toute agglomération, séparée de Champfromier, localité la plus proche et combien modeste, par une dénivellation de 200 mètres d’un parcours de 3 kilomètres, on peut affirmer que pour y habiter il faut être soit un montagnard habitué au pays, soit un bénédictin.

Or pour conduire l’usine, il n’était pas possible ni d’avoir recours à un bénédictin ni de trouver un montagnard du pays auquel il manquait fatalement les connaissances techniques nécessaires.

Je fis donc, à l’origine, de l’exploitation, des expériences nombreuses. Les chefs d’usine que j’installais successivement devenant neurasthéniques au bout de quelques mois.

L’été, ça allait encore, car l’endroit est délicieusement pittoresque et même les âmes simples ne peuvent se défendre d’un certain sentiment d’admiration, mais le mauvaise saison venue, le neige bloque l’usine dont on ne peut plus sortir qu’en skis et dont le ravitaillement ne peut plus se faire qu’au prix des plus grandes difficultés. Le chef d’usine ne pouvait plus tenir et démissionnait.

Il y en eût même un qui perdit la raison. Je dus moi-même aller le chercher pour le conduire à l’asile d’aliénés de Saint Georges à Bourg.

Le plus délicat à acclimater n’était pas encore l’homme, mais sa femme. La femme, c’était terrible. Quand elle se voyait enfouie au fond de cette vallée étroite, sans âme qui vive autour d’elle, sans pouvoir aller bavarder chez la crémière ou prendre une tasse de café en potinant chez la voisine, la femme au bout de huit jours commençait à démoraliser son mari.

Et cependant le fonctionnement de l’usine ne pouvait souffrir une heure d’arrêt.

Je dois ajouter que de violents orages se produisent dans cette région que les feeders du chemin de fer et la ligne de 10 000 volts sur Bellegarde partent de l’usine verticalement pour atteindre la route à 200 mètres au-dessus, et que les coups de foudre y sont de monnaie courante. Ces jours là c’est un véritable feu d’artifice dans l’usine qui ne peut se passer de la présence d’un homme compétent.

Or le chef d’usine une fois encore avait démissionné et j’étais à la recherche d’un nouveau candidat.

Je voyais arriver avec inquiétude la date fixée pour le départ du titulaire, lorsque je reçus enfin une demande d’emploi d’un sieur CAULET qui se trouvait à Bourg-lès-Valence. Je n’hésitai pas. Je pris le train pour Valence où j’avais donné télégraphiquement rendez-vous au susdit CAULET.

Je vis là un homme de 35 ans environ, correct, muni de références convenables et que j’étais tout disposé à trouver suffisantes. Je lui exposai la situation sans lui dissimuler les difficultés qui l’attendaient, difficultés morales plus encore que professionnelles.

Tout cela ne paraissait pas rebuter mon candidat, qui se montrait enchanté, il avait été mécanicien dans la marine, avait résidé dans les colonies, bref, ne s’effarouchait ni de la solitude ni des difficultés que lui occasionnerait l’hiver.

Je repris le train pour Bourg, soulagé comme on peut difficilement le comprendre. Au jour dit, je rencontrai à Bellegarde CAULET accompagné de sa femme.

Madame CAULET était jeune, jolie, et sa mise simple était d’une élégance que je n’étais pas accoutumé de voir chez la femme d’un contremaître, ce qu’était en définitive son mari, mais n’était-elle pas une artiste en confection !

Je descendis avec eux à Sous-Roche où ils se déclarèrent émerveillés de devoir habiter. Mais j’avais déjà, en de précédentes circonstances, recueilli des sentiments analogues de la part de certains de leurs prédécesseurs. Aussi, une quinzaine de jours après, curieux de connaître leurs impressions moins spontanées, je fis une tournée à l’usine.

Je trouvai CAULET auprès de ses machines. Tout marchait bien.

Un mois après je fis une nouvelle tournée. C’était en mai, le temps était merveilleux, la vallée ravissante. A l’usine tout était en ordre, les alternateurs ronronnaient, et CAULET s’affairait autour.

Après notre conversation de service, auquel il paraissait vraiment s’intéresser, je lui posais toujours la question :

J’étais à la fois définitivement soulagé. Enfin, j’avais trouvé le ménage idéal : lui, bon chef d’usine, sérieux à son travail, et elle excellente couturière déjà connue et dont la clientèle non seulement serait pour elle un distraction, mais aussi, ce qui n’est pas négligeable, lui procurerait un complément appréciable du traitement de son mari. Evidemment, l’accès de l’usine n’était pas très commode pour les essayages, mais lorsqu’il s’agit de toilette les femmes ne regardent pas à s’imposer quelque fatigue.

C’est en remontant mon sentier que je me faisais des réflexions. Elles furent brusquement interrompues par la rencontre de deux messieurs qui descendaient deux messieurs correctement mis qui n’avaient rien de commun avec les gens du pays.

 

Ce sont des touristes, me dis-je, qui veulent voir la rivière de près, et je n’y pensais plus.

C’était l’époque où j’étudiais l’aménagement de la Valserine, je venais donc fréquemment dans la région. Aussi quelques semaines après, je redescendis à l’usine. Le chemin, avant d’arriver, domine le bâtiment qui comporte la salle des machines, et un premier étage où sont aménagés les deux logements du personnel comprenant chacun cinq pièces. Il y a donc un passage du sentier qui se trouve à la hauteur des fenêtres du premier étage. En franchissant ce point j’aperçus deux jolies frimousses de jeunes femmes dans une pièce qui me parut très confortablement meublée.

Allons tant mieux, voilà un peu d’animation dans ce coin, me suis-je dit.

CAULET était à son poste, il me mit au courant des travaux, puis avant que je ne le quitte, me dit :

Cette fois, j’étais bien assuré de la stabilité de mon usine, lui s’y plaisait, sa femme d’occupait et le ménage gagnait très largement sa vie. Je repris le sentier pour remonter et rejoindre mon auto. Je rencontrai cette fois plusieurs messieurs qui descendaient. Le train en provenance de Bellegarde venait en effet de passer à Champfromier et c’étaient assurément des touristes qui profitaient de la belle saison pour visiter la vallée.

A partir de cette époque, je n’arrivais plus à remonter de l’usine sans croiser sur ce sentier des touristes qui descendaient. J’en parlai incidemment à CAULET qui m’expliqua qu’en effet, il recevait fréquemment les visites de personnes qui, ayant pris l’usine comme but d’excursion, lui demandaient la permission d’y pénétrer. Rien n’y étant confidentiel ni dangereux, il n’y voyait aucun inconvénient. Ca faisait de la distraction et un peu d’animation qui récréaient tout le monde d’autant que la réputation de sa femme se répandait, la clientèle affluait, coïncidant avec les demandes des Deux Passages, et elle avait du engager une nouvelle ouvrière ainsi que deux apprenties.

Vraiment j’étais enchanté. Voilà une industrie à laquelle je n’aurais jamais songé, me disais-je en remontant et en rencontrant à nouveau des touristes arrivés par le dernier train.

 

Je traversais cette fois une bonne période : tranquillité d’esprit du point de vue du chef d’usine, aucune avarie aux machines malgré les coups de foudre, et, fait intéressant, augmentation sensible des recettes voyageurs du chemin de fer.

Une chose cependant me surprenait : alors que jamais, ou presque jamais, il n’avait été délivré de billets de première classe, la gare de Bellegarde faisait maintenant à mon bureau des demandes continuelles d’approvisionnement de billets aller retour de cette classe pour Champfromier. L’augmentation des recettes portait presque uniquement sur la première classe. Je m’en réjouissais et j’attribuais ce mouvement quelque peu surprenant de voyageurs aisés au site, à la belle saison, et aussi à la réclame que je faisais pour lancer, au point de vue touristique, cette ligne de Bellegarde à Chézery réellement pittoresque.

J’avais signalé, avec quelque satisfaction, ces résultats forts encourageants au Conseil d’Administration de ma Compagnie dont du reste j’étais à cette époque l’Administrateur Délégué, et mes collègues m’en avaient félicité avec l’espoir qu’il en résulterait une amélioration des dividendes.

Or une après midi d’Octobre, j’étais dans mon bureau de la Régie des Tramways de l’Ain lorsqu’on m’annonça que le Commissaire Spécial de Bellegarde désirait parler au Directeur de la Compagnie du Chemin de Fer de Bellegarde à Chézery.

Je fis introduire ce fonctionnaire qui me déclara :

 « Je suis venu vous signaler que votre usine de Sous Roche n’a pas comme préoccupation unique de fournir le courant aux Tramways. Nous sommes convaincus que vous l’ignorez, et c’est pourquoi nous n’avons pas voulu dresser procès verbal et intervenir brutalement, mais il est de toute urgence que vous preniez les mesures nécessaires pour faire cesser cet état de choses.

Eloigné de tout centre, perdue dans le fond de la vallée, l’usine de Sous Roche donne à cette installation un caractère de bon aloi qui laisse supposer qu’il s’agit réellement d’un honnête atelier de couture, qui emploie des jeunes filles encore pures du pays.

Cette allusion car tout n’est qu’illusion, ajouta philosophiquement le Commissaire Spécial en souriant, amène à Sous Roche une clientèle spéciale toujours à la recherche de fruits intacts.

L’enquête à laquelle nous avons procédé a établi que cette clientèle est surtout alimentée par la ville de Genève où le ménage CAULET entretient un rabatteur qui, discrètement, fait connaître dans les clubs mondains, l’excellente affaire, qu’offre votre usine de Sous Roche et son vertueux atelier de couture.

Vous voyez combien, du point de vue civil, me dit complaisamment le Commissaire, il est prudent que votre compagnie fasse cesser ce commerce, car, non déclaré ni surveillé, vous demeurez responsable non seulement du point de vue fiscal de son irrégularité, mais aussi des conséquences qui peuvent résulter des maladies de votre personnel. »

Mon personnel !

Je demeurais stupéfait… et cependant tout cela n’était-il pas juridiquement vrai. Le fisc, mis au courant, n’allait-il point m’imposer une patente et me rechercher pour le paiement de l’impôt sur les bénéfices ?! Et le Conseil d’Administration qui escomptait une amélioration des dividendes. Quelle catastrophe !!!

Le lendemain, je partis pour Sous Roche et liquidai l’atelier de couture.

Je ne pouvais pas mettre le ménage CAULET dans l’obligation de partir sur l’heure, mais j’entendis qu’en dehors de Madame CAULET, les sept femmes que je trouvais, car une nouvelle apprentie était venue renforcer l’effectif de l’atelier, quittassent l’usine le jour même. Et c’est sous la menace d’appeler par téléphone la police de Bellegarde pour l’expulser que je poussai ce troupeau sur le sentier où je remontai moi-même en fin de cordée, suivant sa trace parfumée.

La bonne humeur reprit vite ses droits dans la troupe de ces jeunes femmes d’un naturel nécessairement gai.

La rencontre que nous fîmes d’un « touriste » qui descendait, et qui fut proprement éberlué en nous apercevant et en nous croisant, déchaina une vague de rires et de réflexions de circonstances que quarante ans m’ont permis d’oublier.

 

Louis Mallez, Président du Conseil d’Administration de la Société" [Fin de la transcription (Voir la planche accompagnant le texte)].

 

 

Remerciements : Gustave Juillard (St-Denis-en-Bugey) ; Natacha Vannienwenhove : transcription pour ce site ; Eric Toiseux : identification du document source (Visage de L'Ain n° 26 de 1954, pp. 38-43). Crédit photographique : Ghislain Lancel (14/08/08).

Première publication le 19 août 2008. Dernière mise à jour de cette page, le 28 août 2013.

 

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