Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL |
Voici en 3 épisodes, l'histoire du meurtre de deux contrebandiers de Belleydoux par les douaniers de Chézery, perpétré dans la nuit du 27 au 28 mars 1830, après que ceux-ci se soient postés en embuscade au gué des Avalanches (ancien gué sur la Valserine, territoire de Chézery) ... Un procès s'ensuivra, précédé d'une information où aucun détail ne sera épargné (autopsie, exhumation, etc.). Quel sera le verdict des juges ?
Les registres des décès de mars et avril 1830 de Chézery et de Forens (communes voisines qui ne fusionneront que bien plus tard, en 1962) notent chacun le décès d’un inconnu, mort dans la Valserine. A Chézery, un « homme inconnu, étant noyé dans la Valserine, lieu-dit Sous les Revenay », est enregistré le 30 mars 1830 (acte 8), sur déclaration d’un lieutenant des douanes qui en ordonne l’inhumation, le corps ayant étant levé par le Docteur Guigraud et deux gendarmes. Le second décès est enregistré à Forens, pour inhumation à la date du 3 avril 1830 (acte 6) d’un « homme noyé dans la Valserine, inconnu (…), décédé dans le courant du mois de mars ».
Signalons que Sous les Revenay est un lieu-dit encore connu de Chézery, situé rive droite de la Valserine, dans le premier méandre en amont de Moulin Thomas.
Questionner les archives départementales permet d’en savoir beaucoup plus sur ces « inconnus » et leurs décès, en fait des meurtres commis par des douaniers sur deux contrebandiers de Belledoux…
Rappelons que la Valserine tenait lieu de limite pour la Zone Franche, cette zone détaxée à l’est de la Valserine et des Monts du Jura où, évidemment de nombreux contrebandiers s’approvisionnaient en tabac et autres denrées, pour le plus grand bonheur des consommateurs des villages « frontaliers » de ce Pays Franc.
Les gués sur la Valserine étaient recherchés pour passer discrètement. Le Gué des Avalanches se situait non loin de Moulin-Thomas. Ce gué avait probablement résulté des avalanches des pentes des Monts du Jura, dont un lieu-dit de ce nom est justement en face et figure encore sur les cartes IGN. Les crues de Janvier 1910 ont sans doute fait disparaître ce passage à gué, la route Chézery-Lélex qui longeait la Valserine a été emportée sur quasiment tout sa longueur dans la traversée des Revenays.
Les faits ne concernent pas seulement que deux contrebandiers, mais huit hommes, tous natifs de de Belledoux, plus un passeur de Forens… Voyons la copie intégrale (10 pages) d’un cahier significatif de l’épais dossier…
[Début de la transcription intégrale] [En marge : Ministère public contre 1° Dominique Leger, lieutenant des douanes ; 2° Pierre-Aimé Bauduret, préposé. Meurtre sur deux contrebandiers. Département de l’Ain. Acte d’accusation]
Le procureur général, près la Cour royale de Lyon, expose que par arrêt rendu le 9 août 1831, les nommés Dominique Leger, âgé de 46 ans, natif d’Ivry en Côte d’Or, lieutenant des douanes demeurant à Forens, département de l’Ain et Pierre-Aimé Bauduret, âgé de 48 ans, natif de Longchaumois, département du Jura, préposé des douanes demeurant à Arlod, département de l’Ain, prévenu de meurtre, sur la plainte du ministère public, ont été renvoyés en état d’accusation par-devant la Cour d’Assise du département de l’Ain, pour y être jugés sur les faits suivants :
Dans la soirée du samedi 27 mars 1830, les nommés Perrin, Chapelu, Humbert, Joseph Roybier, François Roybier, Poncet, Pinget et Tabourin, tous de la commune de Belleydoux, et le nommé Jean-Louis Blanc, de la commune de Forens, entrèrent chez Jean-Marie Blanc, cabaretier à Chézery, où ils soupèrent.
Ils avaient caché dans le voisinage du cabaret, des ballots de tabac et de tissus de laines prohibés. A 11h du soir ou environ, ils allèrent prendre leurs ballots et se mirent en route. Ils venaient de ce qu’ils appellent le Pays franc. Pour rentrer dans l’intérieur de la ligne des douanes, ils étaient obligés de traverser la petite rivière de la Valserine.
Les douaniers au poste de Noirecombe, qui savaient que les fraudeurs traversaient souvent cette rivière, s’étaient mis, cette nuit même, en embuscade sur plusieurs points des deux rives : le lieutenant Leger et le préposé Bauduret occupaient une embuscade placée du côté du pays franc ; ils surveillaient un passage appelé le Gué des Avalanches.
Les contrebandiers arrivent entre onze heures et minuit, ils passent devant l’embuscade occupée par Leger et Bauduret et parviennent au bord de la rivière. Blanc, qui est du pays, et qui était le guide des autres, se met dans l’eau, les camarades le suivent. Quand ils sont tous dans la rivière, Leger et Bauduret sortent de leur embuscade ; le premier est armé d’un pistolet, le second est armé d’une carabine, ils portent en outre chacun un bâton dont le bout est garni d’un fer en forme de fer de pique.
Jusque-là tout le monde parait être d’accord sur les faits ; mais dans tout ce qui se passe ensuite, il y aura souvent dissentiment entre les douaniers et l’information [l’enquête préalable].
Leger tire un coup de pistolet, Bauduret tire un coup de carabine. Les contrebandiers effrayés se dispersent et fuient dans diverses directions ; Leger et Bauduret les poursuivent.
Le lendemain le cadavre d’un des contrebandiers est trouvé dans la rivière, à une assez courte distance au-dessous du passage, et deux jours après le cadavre d’un autre contrebandier est trouvé aussi dans la rivière, un peu plus loin que le premier. Il y a sur ces deux cadavres des plaies et des contusions graves.
Les douaniers devaient nécessairement dresser un procès-verbal sur les évènements de cette nuit si funeste à deux malheureux. Ils l’ont dressé en effet ; en voici l’analyse :
Ils disent qu’ils se sont jetés dans la rivière, et sont arrivés sur la rive droite ; que les contrebandiers en fuyant ont abandonné deux ballots ; qu’ils n’ont pu atteindre aucun des contrebandiers ; que se rappelant qu’ils en avaient vu un au milieu de la Valserine, ils ont fait, mais en vain, des recherches pour le découvrir, que sachant que le lieu où ces hommes s’étaient engagés étaient dangereux et que la rivière était grosse et très agitée par un violent vent du nord, ils ont pensé que ce malheureux avait pu être la victime de son imprudence, qu’ils ont tiré alors deux coups de feu pour appeler leurs camarades, afin d’explorer ensemble les deux rives de la Valserine ; que les employés Guery, Guindre, Deville et Regard étant survenus, ils ont continué leurs explorations jusqu’au jour ; qu’alors, pouvant distinguer les objets et suivant le cours de l’eau, ils ont trouvé un autre ballot ; que plus loin ils ont trouvé une veste d’étoffe grise et une mauvaise roulière bleue, entièrement mouillée, un soulier ferré, puis quatre bâtons verts ; qu’ils ont encore trouvé dans l’eau deux autres ballots ; qu’à cent pas au-dessous du lieu où ils avaient trouvé ces derniers ballots, ils ont vu dans la rivière le cadavre d’un homme, arrêté entre trois rochers ; que Deville et Regard sont restés à la garde du noyé et qu’enfin à sept heures du matin, ils ont fait prévenir le maire de Chézery. Le même procès-verbal contient saisie des ballots abandonnés par les fraudeurs.
Tout le monde sait que les procès-verbaux des douaniers font foi de leur contenu sur les faits de la fraude en elle-même, mais non sur les crimes ou délits qui ont pu avoir lieu à l’occasion de la fraude ; ce procès-verbal peut donc être examiné. Il est évident qu’il est inexact et que les faits y ont été modifiés, grossis ou créés suivant ce qu’exigeait la justification des douaniers : suivant eux, ils n’ont tiré les deux coups de feu qu’après la dispersion des contrebandiers et pour appeler tous les douaniers à secourir un homme dont ils craignaient que la vie fut en danger ; cependant il a été prouvé que c’est dès le premier moment et en courant sur les contrebandiers que les douaniers ont déchargé leurs armes ; ils disent que la rivière présentait des dangers, parce qu’elle était grosse et l’information prouve qu’elle ne l’était pas ; ils disent encore qu’elle était dangereuse parce qu’elle était agitée par un vent impétueux, ce qui n’est qu’une bien frivole allégation, parce qu’on sait que, quel qu’impétueux que soit le vent il ne peut pas ajouter aux dangers d’une rivière aussi petite que la Valserine. Ils disent que le cadavre qu’ils ont trouvé au point du jour était arrêté entre trois rochers, et du procès-verbal de levée du même cadavre, il résulte qu’il avait le côté droit sur une pierre et la tête appuyée à une autre pierre ; en sorte que deux simples pierres ont été transformées sous la plume des douaniers en trois rochers.
Les faits ont été évidemment dénaturés dans le procès-verbal des douaniers, on ne doit y ajouter aucune foi ; on peut néanmoins en tirer une objection contre les accusés : s’ils n’avaient rien à se reprocher, pourquoi donc cherchaient-ils à déguiser la vérité ?
Voici quel est l’intérêt immense que les douaniers avaient à présenter les faits dans leur rapport sous un semblable jour : ils prévoyaient les recherches qui pourraient être faites sur leur conduite, ou par la justice, ou au moins par leur administration, et ils jetaient en agissant ainsi les premiers fondements de leur défense. Ils soutiennent aujourd’hui que les deux contrebandiers dont les cadavres ont été retrouvés ont manqué le gué en traversant la rivière ; qu’ils sont tombés sur la gauche dans un gouffre ; qu’ils ont été entrainés par le courant ; qu’en se débattant, leur tête a donné contre des rochers, ce qui a causé les blessures qui, avec la submersion, ont amené la mort. Cette défense est complètement mensongère comme la suite le prouvera.
Le 28 mars, on n’avait encore trouvé qu’un cadavre. Le sieur Guery, lieutenant d’ordre des douaniers, croit que ce cadavre est sur la commune de Forens ; il va chez le sieur Bouffard, maire de cette commune, qui lui dit que l’affaire concerne le maire de Chézery. Mais, répond le sieur Guery, il est possible qu’il y ait deux cadavres. On a demandé comment il était possible, si les contrebandiers se sont noyés en fuyant, que les douaniers aient su que deux contrebandiers avaient péri avant que deux cadavres eussent été retrouvés.
Le lendemain, le docteur Guigraud, commis par le Juge de Paix du lieu procède, sous l’autorité du maire de Chézery, à la visite et à l’autopsie du premier cadavre trouvé dans la rivière, qui a été reconnu pour être le nommé Pinget, un des contrebandiers, âgé de 30 à 35 ans.
Le docteur voit et constate des contusions aux jambes, une à la poitrine, une à la partie supérieure du cubitus. Quant à la tête, elle est dans un état affreux de désorganisation : le docteur y compte sept blessures graves, il y en a au-dessus du nez, à la bosse frontale gauche, à la partie supérieure du temporal gauche, une autre près de là, une au temporal droit, une à la pommette du même côté et une à la lèvre supérieure. Plusieurs de ces blessures ont eu lieu, dit le médecin, avec déperdition de substance. Du sang coagulé que l’eau n’a pas dissous est adhérent à quelques-unes d’elles ; à l’une, le sang, avant de se coaguler, a coulé de la fosse temporale jusqu’aux deux-tiers du cou ; à une autre, est un caillot de sang desséché. Les coups portés à la tête ont meurtri et rendu noirs les os du crâne correspondant aux blessures dans toute l’épaisseur des os ; le cerveau est décollé et contre (?). Quant aux poumons, ils sont sains, crépiteurs (?) et point engorgés. Le médecin remarque encore qu’à la partie postérieure du tronc, il n’y a aucune trace de blessure ou de contusion, ce qui prouve que, toujours, les blessures ont été faites par-devant.
Le rapport finit par ces mots : « Ainsi nous concluons de tous ces faits que la mort de cet inconnu doit être attribuée à des sévices qu’on aurait brutalement exercés à l’aide d’armes vulnérantes et contendantes ; que la mort a dû être presque instantanée après l’action qui a produit la contusion du côté droit, parce que la commotion cérébrale qui en est résultée a dû être considérable ; que l’immersion n’a été faite qu’après la mort, et qu’on a cherché à en imposer quand on a prétendu que cet inconnu s’était noyé accidentellement. »
Ce rapport ne laisse aucun doute sur les causes de la mort de Pinget. En en rapprochant les détails des autres faits connus, on voit la vérité à découvert : un meurtre a été commis sans nécessité comme sans utilité ; un sentiment seul d’irritation et d’ardeur, joint à une cupidité honteuse, a poussé des hommes armés contre un homme sans défense et abandonné des siens, ce n’est plus qu’un acte de barbarie.
Au nombre des preuves que fournit ce rapport, il en est deux qui ne frappent pas d’abord comme les autres au premier coup d’œil ; il importe de les faire ressortir :
Puisque le sang de l’une des plaies a coulé verticalement de la tempe sur le cou, Pinget était donc debout quand son sang a coulé ; ainsi il n’était pas dans la rivière se heurtant la tête contre des rochers ;
Puisque le sang s’est coagulé ou a séché à tel point que l’eau, après l’immersion, n’a pu le faire disparaitre, Pinget n’était donc point entrainé par le courant de la rivière quand les coups ont fait jaillir le sang, parce qu’alors l’eau aurait emporté le sang à sa sortie des blessures.
Source : AD01, 2U176. Transcription et publication : Ghislain Lancel. Remerciements : Gaëtan Noblet.
Première publication le 6 décembre 2016. Dernière mise à jour, idem.