Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL |
Non loin de l'angle nord-ouest du cimetière, adossée à la route de Moulin-Dernier, se trouve une tombe recouverte d'une modeste dalle en béton. La pierre tombale, provenant de l'ancien cimetière, est placée verticalement à l'arrière de la tombe et est surmontée d'un chapiteau triangulaire orné d'un cœur central, lui-même dominé par une croix. Caveau d'une "Famille Coutier-Ducret", y sont inhumés les époux, tous deux morts en 1880, et trois de leurs enfants, dont "Marie COUTIER / 1867-1943". Mais qui d'entre nous sauraient encore dire que Marie-Eulalie Coutier-Rey fut la seule institutrice qui exerça à la Combe du Collet, lieu-dit de Champfromier limitrophe des communes de Montanges, St-Germain de Joux et Giron. Par ailleurs sa carrière se place à la charnière entre la formation des instituteurs dans des écoles religieuses et les débuts de l'enseignement laïc par des enseignants formés dans les Ecoles Normales. Les choix politiques des préfets, inspecteurs et maires interfèrent alors avec les compétences...
Marie-Eulalie COUTIER [CI-6413] naît le 13 novembre 1867, fille de François COUTIER-REY et de Marie Joséphine Augustine DUCRET-LYSET. Elle est la deuxième enfant d’une fratrie qui en comptera six.
La petite famille habitait le hameau de Monnetier, juste à côté de la fruitière, à l’entrée du chemin de Conjocle. Tout allait bien dans cette chaude maisonnée où François [5130] et Joséphine Ducret [5709] se faisaient aider par une jeune fille issue de l’Assistance Publique pour élever tout leur petit monde. Ils ne se doutaient pas que bientôt, ce serait le tour de leurs enfants à eux, d’être confiés aux soins de cette Assistance.
Au printemps 1880, Joséphine, sa mère, meurt âgée de 38 ans quelques jours après avoir mis au monde une fille, aussi dite Joséphine. Les drames s'enchaînent. François, dévoré par le chagrin, meurt à son tour à l’automne, laissant ses six enfants orphelins.
Les enfants, remis entre les mains de l’Assistance Publique, sont répartis comme on peut, pour éviter de nouveaux traumatismes. Félix 15 ans et Louise 11 ans, vont à La Pesse, Adèle 9 ans à Ardon chez une tante, tandis que les 3 autres (Marie-Eulalie 13 ans, Joseph 6 ans et Joséphine le nourrisson) restent à Champfromier. Marie-Eulalie et Joseph sont accueillis par de la famille. Seule le nourrisson Joséphine n’a pas vraiment le choix, il lui faut une nourrice. C’est Judith BORNET épouse TOURNIER, à Champfromier le Haut, qui la prendra.
Marie-Eulalie, 13 ans donc pour sa part, et qui a certainement déjà obtenu son certificat d’études, instruite sans doute par Marie TOURNIER, institutrice libre de Champfromier, veut bien aller chez tante Julienne épouse Ducret-Desmermettes, voisine de Judith, mais à une condition : il faut lui promettre de l’envoyer étudier pour devenir institutrice. Dans le canton les vocations pédagogiques sont nombreuses et certaines très illustres.
Julienne et son mari Joseph acceptent et financeront donc les études secondaires de Marie-Eulalie. Bien se souvenir que les congrégations religieuses étaient, en ce temps-là, les seuls établissements offrant aux filles l’enseignement primaire supérieur, leur permettant d’acquérir le Brevet Elémentaire et la possibilité d’enseigner.
Eulalie intègre ainsi l’établissement St-Joseph à Bourg en Bresse lequel prépare les futures institutrices. Nous sommes en 1880 (Note n°1).
Pendant ce temps, le tuteur s’active pour financer la nourrice. La maison COUTIER de La Chenaz est vendue.
Marie-Eulalie, élève laborieuse et très volontaire, ne déçoit pas sa tante Julienne. Elle obtient son Brevet Elémentaire le 16 mars 1885 mais ne postule pas pour entrer à l’Ecole Normale d’Institutrices, ouverte depuis 1882 à BOURG. (Sur les bancs de l'École normale - Ville de Bourg-en-Bresse)
Elle décide de commencer tout de suite à enseigner en tant qu’enseignante libre, cette opportunité lui en étant donnée par la demande de parents d’élèves de la Combe du Collet à Champfromier (Note n°2).
C’est à Champfromier le Bas, dans les salles de la cure servant d’école que, vers 1885, Monsieur Gustave PICOD le directeur et son adjoint Mr Elie GROSFILLEY attendent nos champions d’endurance.
Sur une photo de cette époque, on remarque qu’aucun écolier ne porte de sabots. Tous ont des souliers montants bien lacés pour tenir les chevilles, et certainement ferrés en bout et au talon pour durer plus longtemps. Le village compte alors 7 cordonniers pour un seul « galochier ».
Les classes n'étaient pas mixtes. Sur la photo on ne voit que des garçons. Mais où donc les filles - celles bénéficiant d'une instruction, allaient-elles à l’école ? Seules les congrégations les accueillaient à l’époque qui nous concerne. Les garçons, tous destinés plus tard à diriger leur famille, et seuls à se voir confier des responsabilités dans la vie publique, étaient prioritaires et donc seuls accueillis par les instituteurs publics (Note n°3).
Revenons à nos enfants du Collet. Pour ce qui est du trajet quotidien, il faudra pour nos écoliers de la Combe du Collet, faire l’effort inverse le soir. Et que dire en hiver ! Car c’est surtout en hiver que les jeunes vont à l’école, les belles saisons étant celles du travail dans les champs, lesquels travaux demandent leurs petits bras en complément (Note n°4).
Oui, il fallait vraiment un accueil d’écoliers au Collet. D'ailleurs, on comptait alors 19 foyers dans la Combe du Collet, (8 de Champfromier et 11 de Montanges), soit en tout 23 enfants d’âge scolaire (7 de Champfromier et 16 de Montanges). Aussi, les parents, montangers et champfromérands, s’agaçaient-ils et souhaitaient-ils vivement une école... (Note n°5).
En 1883, la mairie de Champfromier avait déjà à construire deux écoles, une au chef-lieu et l'autre à la Combe d’Evuaz.
En 1885 des parents des enfants du Collet, rédigent une nouvelle pétition qu’ils adressent à l’Académie.
Ils justifient de leur besoin et annoncent qu’une personne qualifiée est prête à prendre fonction.
Mr l’Inspecteur d’Académie, convaincu, transmet la pétition des parents du Collet, à Mr Le Préfet.
« Bourg, le 20 novembre 1885, Monsieur le Préfet, J’ai l’honneur de vous retourner la pétition ci-jointe signée par les habitants du Collet (Commune de Champfromier et Montanges). Mr l’Inspecteur Primaire m’informe par ce rapport ci-joint que la petite école que les pétitionnaires désirent ouvrir à leurs frais rendra de grands services à ces pays déshérités ; que d’autre part, Mlle Coutier proposée par la directrice de ladite école, réunit toutes les qualités d’une bonne institutrice. Toutefois comme la future école aura un caractère essentiellement libre, j’estime qu’il y a lieu d’inviter Mlle Coutier à faire la déclaration à la mairie de Champfromier, la déclaration prescrite par l’article 27 de la loi du 15 Mars 1880. Veuillez agréer… » |
Cette demande est donc soutenue par une "Directrice d’Ecole". Sans doute celle-ci est-elle la directrice de l’Ecole St Joseph de Montanges, car ni à Champfromier, ni à Montanges, il n'y a de directrice publique, mais deux directeurs qui sont Mr PICOD et Mr RODET.
Cette volontaire, prête à enseigner, est évidemment Marie-Eulalie COUTIER qui vient d’obtenir son brevet élémentaire. Elle est donc acceptée par l’Académie pour être enseignante au Collet, mais sans bâtiment d’école, et non sans s’être engagée à respecter les lois laïques de Jules Ferry. Elle commence dès 1885. Elle a 18 ans. Sa jeunesse et la présence à Champfromier, de Joseph 11 ans et de Joséphine 5 ans, lui donnent ce courage. Elle vient de vivre 5 ans, à Bourg, loin d’eux, tandis que Félix et Louise sont toujours à La Pesse.
En 1887, nouvelle tristesse ! Sa tante Julienne décède. Marie-Eulalie s’arc-boute. Elle a 20 ans, elle est « la grande sœur », et continue d’aller au Collet retrouver ses petits écoliers, brassant la neige en hiver.
Alors que s’édifie le beau bâtiment d’école au chef-lieu et une petite école à la Combe d’Evuaz, Eulalie sera hébergée là-haut dans une famille, et rémunérée par la commune de Champfromier. Elle y restera 4 ans, traversant toujours le Cruchon.
A-t-elle trop présumé de son endurance ?
En 1889, alors que s’inaugure la nouvelle et belle Mairie-Ecole-Poste du chef-lieu dont Mr PICOD sera directeur, Marie-Eulalie, sentant peut-être que l’enseignement privé est entré en trop forte concurrence avec l’enseignement public, souhaite intégrer ce dernier qui lui assurerait une situation plus stable et lui éviterait la traversée du Cruchon. Elle a 22 ans. A cet âge elle ne dépend déjà plus de l’Assistance Publique. Mais pour intégrer l’enseignement public, il lui faut un CAP délivré par l’Académie.
Mr JOLIET, Préfet de l’Ain, Tuteur de tous et toutes les Pupilles de l’Assistance Publique de l’Ain, la lance en lui apportant une dernière fois son soutien. Il écrit à son confrère de l’Académie : « Mademoiselle COUTIER est orpheline, elle a, à sa charge sa petite sœur. Sa conduite a toujours été excellente. Je vous serais personnellement très reconnaissant, Monsieur l’Inspecteur, de vouloir bien vous intéresser à Mademoiselle COUTIER, elle mérite toute votre bienveillance. »
Marie-Eulalie est alors nommée comme stagiaire en Dombes, à CHALEINS où elle prend ses fonctions le 16 avril 1890 en vue d’obtenir son Certificat d’Aptitude Professionnel.
Quel changement brutal ! Plus de montagne ! Mais la vaste étendue plane de la Dombes avec ses innombrables étangs, viviers à carpes. Nous sommes à 236 m d’altitude. Une petite rivière sinue doucement de Villeneuve jusqu’à la Saône en traversant le village.
Marie-Eulalie y est très aimée des parents des écoliers, appréciée de son directeur et de Mr l’Inspecteur Primaire qui la suit dans son stage de 3 ans : « Mlle Coutier est douée d’un caractère heureux et montre beaucoup de bonne volonté dans la direction de sa classe enfantine. » écrit ce dernier le 28 février 1891. Et encore : « Mlle Coutier est zélée et fait preuve de bon vouloir. Elle aime son jeune auditoire et sait se faire écouter », écrit-il encore le 16 avril 1892.
Pendant ce temps, à Champfromier, Félix et Louise sont redescendus de La Pesse et ont pris avec eux Joseph et Joséphine dans la maison familiale à Monnetier Félix a été exempté du service national comme aîné d’orphelins. Joseph n’a pas ce statut. Il devance l’appel en 1892 en s’engageant pour 3 ans dans la Marine à Toulon.
Son CAP obtenu le 6 septembre 1893 à Bourg, confirmé en juillet 1894 à Trévoux, (l’année scolaire se terminait le 14 juillet autrefois) Marie-Eulalie saisit une nouvelle opportunité. Pressée par Mr Fontenelle, Conseiller Général du Canton, Maire de St-Trivier sur Moignans, elle obtient le poste de Chargée d’Ecole (comprendre classe unique) à Montagneux, hameau de St-Trivier sur Moignans.
Les parents et le directeur de Chaleins, déjà alertés dès novembre 1893 et qui voulaient la garder, s’émeuvent. En date du 4 novembre 1893, son collègue instituteur envoie une supplique à Mr l’Inspecteur.
« Mlle Coutier a acquis les sympathies de toute la population qui est très contrariée de son départ. Je suis, autant que Mlle Coutier elle-même, peiné de ce changement que personne ne prévoyait et nous sommes à nous en demander les motifs. Je vous serais donc infiniment reconnaissant, Mr l’Inspecteur, si vous vouliez faire l’impossible pour laisser Mlle Coutier à Chaleins jusqu’à ce que vous puissiez lui donner la direction d’une école. Signé : J. Pelletier. »
Eulalie, à qui la vie a appris à serrer les dents, est, malgré tout, peinée de quitter Chaleins, mais elle tient bon. S’il faut passer par une classe unique pour démontrer ses capacités et obtenir ensuite une direction d’école, allons-y ! Qui veut la fin…. Après tout, Montagneux, à vol d’oiseau, n’est qu’à 6,5 km de Chaleins !
Arrive donc Eulalie, le 1er octobre 1894, à Montagneux. Bien vite, le 1er janvier 1896, elle est donc mise en responsabilité comme « Chargée d’école ». Il n’y a toujours pas de « Cruchon » à traverser et elle loge à l’école.
Mais, à Montagneux, il y a aussi un gros handicap … ! On verra plus tard.
Pendant ce temps, à Champfromier, son frère Félix qui a attendu le retour de Joseph, se marie en 1895 et s’installe à Monnetier. Joseph et Louise se chargent de Joséphine dans la maison familiale. Louise se marie en 1898. Joseph 24 ans s’occupe de sa sœur Joséphine 18 ans.
Eulalie, à Montagneux, se décide et prend la plume en 1896, …pour exposer son inconfort à Mr l’Inspecteur Primaire, tout en se montrant très pragmatique et… envisageant déjà l’avenir…
«… Montagneux est à 3,5 km de tout centre et il m’est vraiment pénible de parcourir cette distance pour faire les provisions les plus indispensables. Sachant que Savigneux doit être laïcisé à la rentrée des classes, je vous serais très reconnaissante si vous m’accordiez cet emploi. Je promets à l’avance, de mettre tout mon zèle et mon dévouement à Monsieur l’Inspecteur d’Académie, pour la réussite de cette nouvelle école. Veuillez agréer, Monsieur l’Inspecteur, l’assurance du profond respect avec lequel je suis votre humble servante.
M. Coutier, Institutrice à Montagneux, hameau de St-Trivier sur Moignans.
Note: Pour vous informer Mr l’Inspecteur, que j’ai 29 ans, 6 ans et demi de service dans l’enseignement public ; j’ai en outre été institutrice pendant 4 ans dans une famille. »
Les lois Jules Ferry, en lançant la création d’écoles publiques laïques et gratuites ainsi que la formation de maîtres et maîtresses dans les écoles normales, remettent peu à peu l’enseignement, jusqu’alors réservé aux congrégations religieuses, entre les mains de ces nouveaux instituteurs et institutrices.
Pour la rentrée 1896, ce sera le tour de SAVIGNEUX où désormais les écoliers bénéficieront d’une école publique à côté de l’école privée !
Sa demande est exaucée. Au 1er octobre 1896, voici Marie-Eulalie directrice de l’école de trois classes de Savigneux ! En peu d’années, elle est parvenue à son but.
Elle enseigne toujours aux petits, y « mettant tout son zèle et son dévouement pour Mr l’Inspecteur d’Académie », comme elle l’a promis dans son courrier du printemps 1896. Nous verrons qu’elle va trouver « beaucoup plus zélé et dévoué » qu’elle-même !
Mais, nous n’en sommes pas encore là et déjà un nouvel inconfort s’est installé.
Cette fois, c’est sa santé qui décline. L’air de la Dombes ne lui convient pas. Le médecin lui conseille l’air de la montagne pour se rétablir.
A Bourg, Mr l’Inspecteur d’Académie a changé. A Trévoux, l’Inspecteur Primaire aussi.
Son nouvel Inspecteur Primaire, 37 ans, 17 ans d’ancienneté, nommé là en 1897, beaucoup plus « zélé et dévoué » qu’Eulalie, ne vient-il pas de recevoir, en 1899, la médaille de bronze honorifique pour son zèle et son dévouement au développement de la Mutualité Scolaire (La mutualité scolaire - Musée de la Mutualité Française) ce nouvel inspecteur donc, s’invite, au printemps 1900, pour rendre une visite d’inspection à Marie Eulalie qui vient de postuler pour un poste à Belleydoux.
« A Belleydoux, j’aurai non loin de moi une sœur et je me rapprocherai de ma famille qui est à Champfromier. » écrit-elle à l’Académie pour motiver sa demande. Sans doute y a-t-elle joint le conseil du médecin.
Mais le nouvel inspecteur, sa médaille et son nouveau statut fraîchement acquis, ne s’attendrit pas le moins du monde, il est même très expéditif :
« Vieilles méthodes. Peu sûre d’elle-même dans son enseignement. » écrit-il ce jour-là.
« Vieilles méthodes », sans doute ce reproche vise-t-il à dénoncer la 1ère formation d’enseignante d’Eulalie, formation reçue au pensionnat St Joseph. Lui reprocherait-il d’avoir réussi à se hisser à sa fonction de directrice publique avec un brevet élémentaire obtenu chez les congréganistes ? Et puis, comble de l’histoire, n’a-t-elle pas obtenu son CAP dans une école publique, 6 ans plus tôt et avec tous les compliments ! Mr l’Inspecteur n’aurait-il pas écrit « plus vite que son ombre»? Ne viendrait-il pas de faire, bien étourdiment pour sa décharge, la critique de sa « propre église », si l’on peut s’exprimer ainsi ?
« Peu sûre d’elle-même » ! Voilà Marie Eulalie, 15 ans d’exercice, « habillée pour l’hiver », dirait-on aujourd’hui. Les critiques ne donnent pas beaucoup d’assurance à ceux qui les reçoivent généralement. Mr l’Inspecteur, si plein de certitude lui-même, déstabilise la jeune directrice d’école publique de 33 ans, dont il ne s’est peut-être pas donné la peine d’explorer le cursus si méritoire. Chacun sait, qu’autrefois, quand Mr l’Inspecteur arrivait pour l’inspection, c’était avec l’effet de surprise. C’était un jour de fébrilité pour l’enseignant, qui, non prévenu pouvait perdre émotionnellement une bonne partie de sa confiance en soi. Pour Marie Eulalie, affaiblie par le climat de la Dombes, mais qui s’est déjà tant battue, le zèle disproportionné de Monsieur l’Inspecteur, semble bien avoir été de la partie ce jour-là !
Les consignes étaient alors de vérifier les sentiments laïcs des institutrices, de celles qui, nées bien trop tôt avant les lois Jules Ferry, avaient été instruites par les congrégations. On pouvait ainsi, si besoin, faire la place aux nouveaux maîtres et maîtresses qui sortaient des Ecoles Normales. Les inspecteurs primaires relayaient les consignes du Ministère, lesquelles passaient par les Académies, avant de « s’abattre » sur les malheureuses enseignantes soudain suspectées de n’être peut-être « pas assez laïques », pas assez virulentes envers les congrégations. N’envoyait-on pas les « Hussards de la République », les Normaliens, dans les écoles publiques pour affronter les écoles congréganistes ? A cette époque, il était même conseillé aux directeurs d’écoles publiques par leur hiérarchie, comme il l’était aux abbés, par leur propre hiérarchie, de n’avoir aucun échange entre eux, sinon à courir le risque d’être déplacés. C’était la 1ère Guerre Scolaire. Peppone et Don Camillo n’étaient pas loin. Marie Eulalie n’avait pas de Don Camillo, il aurait fallu qu’elle en ait un (ou une, ou plusieurs…) Mais elle n’avait pas encore voulu le croire. Comment l’aurait-elle pu ?
Belleydoux est un petit village situé à 840 m d’altitude, à quelques kilomètres de Giron, avec un beau bâtiment d’école, tout neuf à l’époque. Le climat y est sec et froid, c’est ce qu’il faut à Marie-Eulalie (Note n°6).
Mais, pour obtenir le poste de Belleydoux, il y a encore un autre obstacle qui tient lui, à la situation familiale des postulants.
Marie-Eulalie est célibataire et souvent, dans les petites écoles de campagne, ce sont, afin de ne pas les séparer, et pour renforcer l’accueil laïc à deux, des couples qui sont nommés et qui restent longtemps.
A Belleydoux, un mouvement s’annonce avec le départ de Mrs GENOD et DOUGNON, les deux instituteurs de l’école publique de garçons et la création d’une 3ème classe.
Mais… c’est Mr PERRIOD et Mme née PAGILLON, ainsi que Mlle CROLLIET qui sont nommés. Voici, comme craint par Marie Eulalie, c’est bien un ménage qui dirigera l’école publique de Belleydoux.
A noter que l’école privée qui était encore à Belleydoux en 1896 dirigée par Mme MARTIN, laquelle avec 2 institutrices auxiliaires, encadrait 13 écolières âgées de 7 à 12 ans, n’existera plus en 1901. Gabriel TABORIN a dû s’en retourner dans sa tombe à Belley, lui qui s’était échiné toute sa vie pour apporter l’enseignement partout dans les campagnes en commençant par son village natal, Belleydoux.
L’école publique s’est donc imposée à Belleydoux, mais sans Marie-Eulalie, elle qui aurait tant voulu y venir enseigner.
Pendant ce temps, à Champfromier, Félix a déjà 3 enfants. Joseph, épaulé par un domestique accueille toujours Joséphine.
Et pourtant ! N’avait-t-elle pas demandé Savigneux en 1896 car l’école allait y devenir publique ! On ne sait quel poste avait été réservé à Marie-Eulalie, en 1900, malgré les motifs irrécusables de sa demande (santé, rapprochement) pour aller à Belleydoux. Le poste proposé ne convient pas à Marie-Eulalie.
En 1900, le 26 septembre, avant la rentrée d’octobre, Marie-Eulalie, n’ayant donc pas obtenu le poste de Belleydoux, fait envoyer un télégramme depuis Champfromier, à Mr l’Inspecteur d’Académie:
« Ai l’honneur faire connaître que regrette ne pouvoir accepter poste offert. »
Elle restera à Savigneux à la direction de l’école publique.
En 1901 une école privée avec 2 institutrices de 58 et 35 ans y subsistera encore, mais pas pour longtemps.
Marie-Eulalie est alors âgée de 33 ans, son adjoint en a 38, et son adjointe 23.
Sur la photo, on observe que les enfants sont en sabots. En Dombes, c’est tout plat. Pas besoin de souliers lacés.
Les enfants et Eulalie ont, assurément, tout au long de la journée, un fond sonore très soutenu, surtout aux récréations. Si la majorité des élèves sont des filles, il y a quelques garçons parmi les petits. Marie-Eulalie a les traits tirés, le visage amer : a-t-elle parcouru tout ce chemin pour se retrouver « bloquée » en Dombes où les brumes ne s’accordent pas avec sa constitution de montagnarde ?
11 mars 1903, nouvelle très mauvaise journée ! Mr l’Inspecteur Primaire, le même, toujours bien zélé, a mis Marie-Eulalie à son agenda. Il revient…. Il sait à l’avance ce qu’il va dire…et écrire. Il n’ira pas « par 4 chemins ». Le pouvoir lui est donné de préciser ce qu’« on » attend des institutrices dans « son cas », c’est-à-dire qui ont peut-être gardé, au fond du cœur un peu de reconnaissance à leurs premières instructrices congréganistes.
« Maîtresse de valeur moyenne, assez laborieuse ; ne lutte pas avec beaucoup de succès contre l’école congréganiste. »
Voilà qui, cette fois, est dit et même bien écrit ! On ne peut être plus clair et injuste, contre la courageuse Marie-Eulalie qui s’est tant battue pour être institutrice puis directrice laïque, quitte à tout supporter !
Et, l’année suivante, 1904, Mr l’Inspecteur Primaire (le même) qui ne « démérite » toujours pas, ayant bien œuvré à Trévoux, est récompensé. Il obtient un poste d’Inspecteur Primaire au chef-lieu du département. Il est désormais le « patron » de tous les instituteurs et institutrices publics, du chef-lieu. Le secteur de Trévoux, par ses « bons soins » avait dû être « bien mis au diapason ».
Et sans doute n’avait-il pas oublié de conseiller, de vive voix, à Marie-Eulalie de durcir son attitude vis-à-vis des établissements privés.
Jules Ferry lui-même, libre-penseur, qui avait permis de construire 20 000 écoles publiques en 4 ans, n’avait jamais exigé cela des enseignants du public !
Marie Eulalie, elle, certainement ébranlée par la charge, continue donc à se battre contre les frimas de la Dombes, loin des siens, avec en plus l’objectif bien clair, affiché et imposé par sa hiérarchie. Objectif très lourd pour elle qui n’avait eu, dans sa jeunesse, qu’à se louer de l’instruction qu’elle avait reçue des instructrices et formatrices congréganistes.
En 1906, il n’y aura plus non plus, à Savigneux comme à Belleydoux, d’école privée.
Pendant ce temps, à Champfromier, Joseph se marie en 1910 et Joséphine en 1911. De nouveaux neveux et nièces viennent s’ajouter aux enfants de Félix.
La Grande Guerre éclate. Comment Eulalie l’a-t-elle vécue en Dombes ?
Les nouvelles de Champfromier ne sont pas bonnes, comme partout dans le pays.
- Sa sœur Joséphine, maintenant mariée depuis 1910 à Champfromier, est durement frappée. Son époux meurt au front le 8 juillet 1915, dans les Vosges, la laissant avec ses deux jumelles Marie et Félicie, nées en 1912.
- Son frère aîné Félix qui a eu 7 enfants, perd son premier fils Joseph au front, dans la Somme, le 18 août 1918, plongeant la famille dans un immense et très déchirant chagrin.
- Son frère Joseph, bien que mobilisé par deux fois est renvoyé dans ses foyers comme « détaché », étant déjà le papa de 3 puis bientôt 4 enfants. Mais, c’est son épouse Marie Sylvie qui perd, en 1916, son frère Joseph BORNET au champ d’honneur à Verdun.
La guerre de 14-18 a donc frappé chez 3 des 6 orphelins de 1880.
Eulalie est loin, seule à Savigneux. Que n’est-elle près d’eux ! Ils seront pourtant 15 en tout, 12 filles (COUTIER et HUMBERT) et 3 garçons (COUTIER) en 1923 quand elle prendra sa retraite.
Le 2 avril 1923, Marie-Eulalie reçoit une dernière visite d’inspection. Ce n’est pas le Monsieur zélé qui est toujours à Bourg et qui a reçu en 1911, une nouvelle médaille.
Dans la rubrique « Vœu du fonctionnaire », Marie Eulalie fait noter par le nouvel Inspecteur de Trévoux : « Je désire ma retraite le plus tôt possible. », souhait pressant qu’elle réitère par courrier le 27 novembre 1923. Ce dernier vœu, après 33 ans passés en Dombes dont 27 à Savigneux, est exaucé. Elle a 56 ans, mais elle est épuisée. La voici au Journal Officiel de la République Française du 29 mars 1924, sa pension civile lui étant accordée par le Ministre des Finances de Raymond POINCARE.
Elle se retire à Champfromier où elle prend pension chez RICHERD au centre du village, près de la scierie de son cousin Victor DUCRET-LYSET, père de Joseph, Auguste et Maurice (lui-même père de Jean-Louis) qui seront tous marchands de bois. Sans doute a-t-elle bien besoin de chaleur familiale. Elle est en face de la belle école publique où un jeune ménage, Mr et Mme Collombat, enseigne maintenant. Sans doute regarde-t-elle les écoliers arriver et quitter l’école chaque jour. Elle loge sa nièce Jeanne qui veut devenir institutrice et dont Mme Collombat a déjà repéré le bon potentiel.
Félix, son frère si jovial, décède en 1927. Ses enfants sont maintenant tous adultes, dont Paul, instituteur lui aussi, qui fera toute sa carrière à Chamelet en Beaujolais.
En 1931, lorsque la maison RICHERD est rasée pour construire la nouvelle poste, Marie-Eulalie va s’installer au quartier de La Caserne, à l’entrée de Champfromier, dans 2 pièces (Note n°7) chez Joséphine dont les fillettes ont maintenant 11 ans. Désormais, elle ne vit plus seule, sa « petite sœur » est avec elle.
Ici, plus d’écoliers qui vont et viennent quotidiennement. A l’Est son regard est vite arrêté par la colline de Georennes avec le chaînon du Jura en arrière-plan et à l’Ouest, au loin, coiffant tout le village, elle a le « Cruchon » immuable, qui lui rappelle les années où elle le franchissait pour aller accueillir les petits écoliers du Collet. Souvenirs…Jeunesse, santé, enfuies… Que fait Marie-Eulalie ? Elle se repose et sans doute regarde-t-elle voyager le tram de la ligne Bellegarde-Chézery qui passe devant la maison.
Marie-Eulalie continue d’accueillir ses trois plus jeunes nièces, filles de Joseph (Jeanne, Louise et Yvonne) pour leur apporter encore ce qu’elle peut. Jeanne passera à son tour son brevet supérieur et obtiendra son CAP en 1938. Ce sera une grande fierté pour Marie-Eulalie qui n’aura eu de cesse de conter à Jeanne les âpres années de lutte scolaire passées à Savigneux.
Elle aura aussi vu, cette même année 38, le mariage de deux autres de ses nièces, celui d’Anne la fille aînée de Joseph et celui de Marie, l’une des jumelles de Joséphine.
Mais en 1940, c’est la Seconde Guerre Mondiale. Tout le pays est figé dans la stupeur et l’angoisse. Les deux époux de 1938 sont mobilisés. L’époux d’Anne, Auguste PROST, est fait prisonnier en 1940 et il passera 5 années au stalag XI B à Fallingbostel, dans le Nord de l’Allemagne. L’époux de Marie, Maxime GROSROYAT, mobilisé lui aussi, mourra dès 1940 à Rennes. La série de malheurs n’était donc pas terminée.
Marie Eulalie en a déjà beaucoup vécus !
N’y voyant presque plus, elle s’éteint chez elle à la Caserne, âgée de 76 ans, le 19 janvier 1943, après l’entrée des Allemands en Zone Libre en novembre 1942.
Dans tous les villages on craignait de les voir arriver. En 44, ils seront bien là, tirant des coups de feu depuis la colline de Georennes, à deux pas en face de sa porte. Marie se sera « éclipsée » avant. Elle aura ainsi échappé à ce spectacle d’épouvante.
Très marquée par le décès de sa maman en 1880, après un ultime accouchement, elle s’était juré de ne jamais se marier. Elle a tenu parole malgré trois « impatients » qui ont dû se résigner. Elle avait choisi l’amitié. Avec deux autres Marie, connues au pensionnat St-Joseph, Marie PERRIN et Marie MONTAUBAN, elles formèrent un trio d’amies : « Les trois Marie, amies pour toute la vie. » disait-elle.
Marie-Eulalie repose dans le cimetière de Champfromier, avec sa sœur Joséphine, dans la tombe de ses parents. Ceux qui lui ont manqué pour la vie, elle les a maintenant pour l’éternité.
Note n°1 : L’Ecole Normale d’Institutrices ne fonctionnera qu’à partir de la rentrée d’Octobre 1882. Mais encore fallait-il déjà avoir son brevet élémentaire.
Note n°2 : La Combe du Collet s’étale sur plus de 3 km à vol d’oiseau et pour moitié sur les communes de Montanges et Champfromier, aux altitudes de 900 m au-dessus de Montanges et de 1000 m aux Bornettes près de Giron. Pour les écoliers de Montanges et de Champfromier, les parcours tiennent d’un itinéraire de trail ! Pour se rendre à l’école de Champfromier, il leur faut franchir le Cruchon qui culmine à 1144 m. Les écoliers ont un passage de traverse à 1050 m pour arriver Sous Cruchon, vers Communal. Ils sont alors encore à 800 m d’altitude. Leur école est à 671 m d’altitude, à côté de l’église. Le dénivelé est de 380 m pour 2250 m de descente. Il va sans dire que les galoches sont proscrites. Les plus chanceux n’ont que 3, 25 km de trajet en tout.
Note n°3 : On sait que Marie TOURNIER [CI-5344] est recensée institutrice à Champfromier de 1851 à 1866 (et au moins à Sous-Balme depuis 1861), puis qu'Aglaé TOURNIER [Marie Françoise Aglaé (CI-5963)] est aussi recensée institutrice de 1876 à 1891, d'abord à Champfromier-le-Haut (Rue de la Fruitière) puis au Pont d'Enfer. Les écolières, dont les parents le souhaitaient, les eurent donc probablement comme institutrices. Sinon, pouvaient-elles se rendre à l'école congréganiste de Montanges où des sœurs de St-Joseph (Jeanne Marie Laurence GUY alias sœur Marie Cléophas née à PERONNAS et Marie Lucie LABOURIER, alias sœur Théophile, née à la La Rixouse dans le Jura) exerçaient, en parallèle de l’école publique réservée aux garçons et aux petits, celle-ci tenue par Mr RODET et son épouse née RICHARD au village, et Mr GRIMAND au hameau de Ruty. Les enfants (de tous sexes) de la Combe d’Evuaz eurent une institutrice libre depuis 1835 environ.
Note n°4 : « Les anciens nous racontent que, plus récemment, en hiver, surtout par temps de neige, les pères faisaient la trace sur la moitié du chemin pour venir attendre leurs enfants rentrant de l'école, avec une lampe tempête. »
Note n°5 : Dès le mois d'avril 1883 (deux ans avant qu'Eulalie ne soit reçue au Brevet Elémentaire), une première demande de création d'école au Collet avait été adressée à la municipalité de Champfromier, mais elle reçut une réponse négative, comme pour les trois autres qui suivront jusqu'en 1893. Lors de la séance du 21 juin 1883, le registre note : "Vu la pétition des habitants du Collet, commune de Champfromier et de Montanges en date du 1er avril 1883, demandant la création d'une école en ce hameau, vu que dans ledit hameau, il n'y a que sept familles appartenant à la commune de Champfromier, reconnaît qu'il n'est pas urgent de créer une école" [RD 12, f° 32v]. Cet avis est confirmé à la fin de l'année, séance du 19 décembre 1883 [RD 12, f° 38v]. Il en est de même, deux ans et demi plus tard lors de la séance du 20 juin 1886, suite à une nouvelle pétition en date du 26 mai, et avec pour réponse qu'il n'y a toujours que 7 élèves concernés de Champfromier, les autres étant de Montanges et de Giron, et que les plans et devis s'élevant à 5426 francs dressés par M. Driset ne l'ont été que de son propre chef [RD 12, f° 77v]. Six ans plus tard, séance du 31 décembre 1893, le refus d'ouverture d'une école au Collet est motivé par l'absence de local pour son installation et la décroissance de la population [RD 13, f° 18v]. On n'en reparlera plus jamais.
Note n°6 : C’est aussi là qu’est né en 1799, Gabriel TABORIN, passionné de pédagogie et d’évangélisation, ne supportant pas de laisser les jeunes dans la misère de l’ignorance et de l’analphabétisme. Il fonda en 1829, à Belmont-Luthézieu en Valromey, la Congrégation des Frères de la Sainte Famille qui apporta l’enseignement libre aux garçons puis aux filles dans tout le département, en commençant par Belleydoux où il fut instituteur, ouvrant si besoin des pensionnats, aidé en cela par Mgr DEVIE, évêque de Belley, reconnu par le pape Grégoire XVI, et le roi de Piémont Sardaigne, Charles Albert de Savoie. Ceci étant cité pour justifier de la bonne réputation des pédagogues de cette partie du Bugey. Plus proche de Marie-Eulalie, est Joseph TOURNIER, natif lui de Champfromier en 1854, prêtre archéologue, qui enseigna le français en classe supérieure à Trévoux, et qui fonda la 1ère association de parents d’élèves à St Rambert en Bugey. Il fut ensuite Directeur et Inspecteur de l’enseignement libre du département.
Note n°7 : Maison Coudurier actuellement.
Dossier réalisé par Françoise Coutier, qui remercie : Mme Yvonne Ducret née Coutier, dont Eulalie était la tante ; André Briguet (photos d'Eulalie). Publication (et compléments par les registres de délibérations de Champfromier) : Ghislain Lancel.
Première publication, le 4 janvier 2017. Dernière mise à jour de cette page, idem.