Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL

Un parricide... en 1828 (1/5)

 

On n'aurait pas osé l'inventer et pourtant cette brutale histoire est vraie ! Au delà du récit de ce parricide, les innombrables détails relatés vous feront revivre la condition des gens de nos pays en 1828, vous transportant de la Combe d'Orvaz (commune de Belleydoux) à celle d'Evuaz (Champfromier). Ainsi, ce récit témoigne de patois distincts d'une combe d'une autre, il rappelle le vécu de ces hommes qui partaient peigner le chanvre en Lorraine, tandis que d'autres étaient contrebandiers sur place. Certaines de leurs femmes, seules à assumer les charges au pays, avaient la vigueur des hommes, parfois leur malice aussi, même si ce n'était pas toujours à bon compte... L'enquête, destinée à confondre la jalouse, nous fera également connaître les vêtements traditionnels qu'hommes et femmes portaient à l'époque... Quant à la peine prononcée, imagine-ton qu'elle était encore possible en 1829...

Le procès commence. Nous indiquerons les références et compléments à la fin. Ames sensibles, attention à certains passages... Voici le récit intégral, en cinq épisodes.

 

[p. 75] COUR D'ASSISES DE L'AIN. (BOURG.)

PARRICIDE.
Présidence de M. Dupeloux de Praron. — Audiences des 19 et 20 février [1829].

La Cour prend séance à neuf heures. On introduit une femme sur laquelle tous les regards se portent à la fois ; elle parait jeune encore, est d'une taille ordinaire, mais d'une constitution qui semble vigoureuse ; ses épaules sont larges, la nuque du cou très-grosse; son visage est impassible, et ne laisse percer aucune émotion ; ses traits sont irréguliers et fixes ; les cavités de l'orbite sont profondes ; son œil est terne et clignotant.

M. le président lui adresse les questions d'usage ; elle répond, d'une voix faible et voilée, qu'elle se nomme Marie-Rose Perrin, femme Mathieu, âgée de trente-deux ans.

Il est donné, en ces termes, lecture de l'acte d'accusation :

« Sébastien Perrin était parvenu à sa soixante-dixième année, lorsqu'un horrible forfait a mis fin à son existence. Il eut, de son mariage avec Françoise Chapelu, trois enfans : Marie-Rose (c'est l'accusée), Marie-Pierrette, âgée de dix-sept ans, et un fils âgé de quinze ans.

« Marie-Rose est restée dans la maison de son père jusqu'à l'âge de vingt-huit ans. Elle ne s'y conduisait pas bien; elle avait même commis différens vols au préjudice de plusieurs voisins. Sa mère lui faisait de sévères réprimandes sur ce coupable penchant ; elle les écoutait avec humeur, et elle n'avait pas encore quitté la maison paternelle que déjà la bonne harmonie n'existait plus entre elle et ses parens.

« Il y avait dans la commune de Belleydoux, au hameau d'Orvoz [Orvaz], un nommé Louis-Mathieu, dit Jolet, proprié-[p. 76 ]-taire d'un petit domaine et peigneur de chanvre. Il était veuf et père de deux enfans. Il demanda, il y a quatre ans, Marie-Rose Perrin en mariage; elle accepta sa demande; ses parens ne la rejetèrent pas, quoique Mathieu fût peu fortuné, contens, sans doute, qu'ils étaient d'éloigner d'eux, une fille qui ne leur causait que des chagrins ; Mathieu, d'ailleurs, passait pour un honnête homme. On ne voit pas qu'il ait depuis perdu cette réputation.

« Marie-Rose alla habiter avec son mari au hameau d'Orvoz; elle se trouva chargée du soin des deux enfans de son mari. Elle a eu elle-même deux enfans de son mariage ; le dernier est encore à la mamelle. Cependant elle ne se conduisait pas mieux chez son mari que dans la maison de son père, car c'est à cette époque qu'il faut placer une assez longue suite de vols dont elle fut accusée. Ces vols continuels lui donnèrent une si mauvaise réputation, qu'on disait d'elle communément qu’elle avait les doigts longs.

« Le bruit de tant de mauvaises actions parvenait jusqu'aux oreilles de Sébastien Perrin et de sa femme, qui, étant honnêtes et sans reproche, durent lui témoigner tout leur mécontentement. Elle crut que l'intention de ses parens était de la priver, autant qu'ils pourraient, de leur patrimoine, pour avantager leur fils, et ses soupçons à cet égard n'étaient pas sans quelque fondement. Elle s'en irrita; elle leur donna de plus en plus des sujets de chagrin, et bientôt des sujets d'inquiétude et de crainte pour leur propre sûreté.

« Marie Pierrette, qui touchait alors à peine à sa quinzième année, alla, il y a environ deux ans, visiter sa sœur à Orvoz. Celle-ci s'attacha à faire naître la jalousie dans le cœur de cette jeune fille ; elle lui dit que leur père et leur [p. 77] mère n'avaient point d'affection pour elles; qu'ils n'aimaient que leur fils, auquel ils voulaient faire passer toute leur fortune. Après l'avoir ainsi préparée pour l'accomplissement de ses desseins, elle lui remit une poudre de couleur grise enveloppée d'un morceau de papier recouvert d'un morceau de mousseline; elle lui dit que cette poudre avait une vertu particulière ; qu'il fallait en mettre le soir sur la soupe de son père, de sa mère et de son frère; que cette poudre produirait l'effet de les faire aimer toutes deux de leurs parens, et de faire haïr leur frère.
L'information nous représente Marie Pierrette comme une fille très-simple; elle ne soupçonna pas d'abord tout ce qu'il y avait de criminel dans les projets de sa sœur; elle crut, comme celle-ci voulait le lui faire croire, qu'une sorte de charme était attaché au paquet mystérieux ; mais Marie Pierrette a de la piété, et la crainte de tremper dans une superstition la fit hésiter; Marie Rose lui dit que, s'il y avait du mal, elle le prenait sur elle ; et, pour achever de la décider, elle ajouta que, si elle faisait ce qu'elle lui conseillait, Mathieu, son mari, lui donnerait une robe, et un tablier. Marie Pierrette consentit à recevoir le paquet de poudre, le mit dans sa poche et s'en alla. Heureusement il y a, du hameau d'Orvoz au hameau de Bellecombe, un trajet de vingt-cinq minutes, et en marchant elle réfléchissait sur la commission dont elle venait d'être chargée; elle finit par rester convaincue qu'il serait mal à elle de faire ce que sa sœur exigeait. Elle garda le paquet dans sa poche sans en faire aucun usage, puis elle le jeta dans un champ, sur la pensée qu'il renfermait peut-être du poison. Quelque temps après elle revit sa sœur; elles eurent une vive querelle, et, de retour auprès de sa mère,. Marie Pierrette lui raconta tout ce qui s'était passé. La femme Perrin en parla à son mari et à son fils; le paquet (78) fut recherché, retrouvé. Le père et le fils examinèrent la poudre qu'il renfermait ; ils reconnurent que cette poudre était un poison, et la jetèrent au feu.

« Au mois de mars 1828, Marie Rose se rendit dans la maison paternelle, où elle chercha querelle à sa mère, on ne sait trop à quelle occasion. Sa mère, irritée, lui dit : Coquine, que voulais-tu faire du paquet que tu as donné à ma fille? Tu voulais nous empoisonner ? Il te dure, bien de tout avoir. A ce mot, Marie Rose s'élance sur sa mère, la saisit aux cheveux en disant : Sacré b.... de vieille. Si le cordon de ma coiffe, a dit la mère en déposant de ce fait, ne s'était pas rompu, elle m'aurait étranglée. Le père accourut aux cris de sa femme; Marie Rose prit la fuite.

« L'accusée, qui manifestait sa colère par de tels actes,. la manifestait aussi par ses propos. Elle a dit, il y a environ deux ans, à Louis Perrin, son cousin : Mon père est assez riche; on dit qu’il veut tout donner à mon frère; il mérite d'être brûlé. Elle a répété souvent, et notamment à la veuve Perrin sa cousine, que si elle savait que son frère eût deux sous de plus qu'elle, elle brûlerait la maison. Avec la femme Poncet, Marie Rose est entrée dans de plus grands détails. Elles revenaient ensemble du marché de Nantua, dans le courant du mois d'août dernier. Marie Rose disait, entre autres choses, à cette femme : « Mes parens m'ont toujours trahie ; ils m'ont mise dehors comme un chien; ils ne m'ont donné que deux mauvais draps. Je sais qu'ils veulent tout donner à mon frère ; c'est pourtant bien malheureux pour moi, qui ai plus travaillé que lui. J'aimerais mieux que le diable les prît tous que si mon frère en avait plus que moi. » La femme Poncet lui répondit : Tu es bien misérable de parler comme cela ; si tu veux que le bon Dieu te pardonne, il faut bien que tu leur pardonnes aussi. S'ils venaient à mourir, il faudrait bien [p. 79] que tu leur jetasses de l'eau bénite. » Marie-Rose répliqua : « Ils m'en ont trop fait; c'est plus fort que moi, je ne peux pas les pardonner ; si je les rencontrais, je ne sais pas ce que je leur ferais. »

« Il y a déjà plusieurs années que Sébastien Perrin avait parlé du projet de vendre son bien pour s'éloigner. Un jour il a eu avec Humbert-Barlet une conversation dans laquelle il lui fit une révélation qu'il est bien important de connaître aujourd'hui, parce qu'elle prouve que sa fille l'avait menacé du sort qu'elle lui a fait éprouver. Perrin disait à ce témoin qu'il était si mécontent de sa fille, que, s'il pouvait la déshériter, il le ferait. En tenant ce langage, Perrin appuyait sa tête sur un banc, et il ajouta en pleurant : « Cette malheureuse veut m'en faire une que je ne peux pas dire !

« Dans la nuit du dimanche 7 au lundi 8 décembre dernier, Sébastien Perrin, sa femme, et Marie-Pierrette, leur fille, étaient couchés dans la même chambre ; le père seul, la mère et la fille dans un même lit. Perrin fils était depuis plusieurs mois dans la Lorraine, occupé, à peigner du chanvre. A minuit quelqu'un vient agiter fortement le loquet de la porte de la cuisine ; la mère, de son lit, demande qui est là ; l'individu qui est à la porte, reconnaissant que c'est de la chambre d'où part la voix, fait le tour de la maison, va se placer sous la fenêtre de la chambre, et répond : « Je viens dire au père Perrin, de la part de Liodoz, qu'il faut qu'il vienne porter une charge de tabac jusqu'au hameau des Gobets. » Il tombait une pluie abondante; cependant Perrin n'hésite pas : il se lève, sa femme le suit ; ils vont ouvrir la porte, et ils voient dans l'obscurité un homme d'une taille ordinaire, couvert d'une blouse bleue, qu'ils ne connaissent pas. Ils lui demandent qui il est; il répond qu'il est le domestique de Piroz-Liocloz, de [p. 8o] la commune d'Evouaix, Ils l'engagent à entrer; il répond que, pendant que Perrin s'habillera, il va dire à Lîodoz, qui est resté auprès des charges de tabac, de prendre patience, et qu'il reviendra aussitôt. Il revient en effet, un instant après, chercher Perrin père, qui le suit.

A suivre...

 

 

Dernière mise à jour de cette page, le 12 février 2011.

 

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