Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL |
Résumé de l'épisode précédent : le père a été assassiné, il porte de nombreux coups. L'enquête commence, on se rend au domicile de Marie-Rose. Des indices sont trouvés...
« D. Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu votre mari? Vous avez dit, dans votre premier interrogatoire, qu'il était absent depuis quatre mois; n'est-il pas revenu depuis quelques jours? — R. Je n'ai pas vu mon mari depuis quatre mois, je crois qu'il est dans la Lorraine. — D. Ce pantalon et cette roulière ne lui appartiennent-ils pas ? — R. Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! est-il possible qu'on veuille me faire tort? Qui est-ce qui peut me vouloir du mal ? — D. Je vous demande si vous reconnaissez ce pantalon et cette roulière pour appartenir à votre mari. — R. Ah ! mon Dieu ! est-il possible ! — Je vous fais observer que vous ne répondez point à ma question. Je dois vous dire que ces vêtemens ont été reconnus, soit par votre fils, soit par d'autres témoins, pour appartenir à votre mari; [p. 86] ainsi, dites-moi si vous les reconnaissez? —R. Je ne dis pas non. — D. Mais répondez d'une manière plus précise. — R. C'est bien le pantalon et la roulière de mon mari. »
« Les réponses de cette femme, et surtout son hésitation lorsqu'on l'interpelle de reconnaître les corps de délit qu'on lui représente, ne peignent-elles pas tout le trouble de son âme, l'embarras qu'elle éprouve et les inquiétudes qu'elle commence à ressentir en voyant que la justice a découvert des choses qu'elle croyait bien cachées? Il fallut cependant cesser de soupçonner que Louis Mathieu pouvait être l'assassin, car il fut bien reconnu qu'il n'était pas revenu de la Lorraine. On pensa alors que Marie-Rose avait bien pu, en son absence, former des liaisons coupables avec quelque mauvais sujet qui l'aurait assisté dans l'exécution du crime. Ce fut alors que le juge d'instruction et le procureur du Roi jugèrent nécessaire, dans une affaire aussi grave, de se rendre eux-mêmes sur les lieux. Ils s'y sont trouvés le 13 et le 14 décembre; ils ont entendu plusieurs témoins. Ils ont recherché, entre autres choses, si la femme Mathieu n'avait pas eu des liaisons, en l'absence de son mari, avec quelque homme étranger ; mais Gabriel Mathieu, enfant du premier lit, et tous les voisins se sont accordés à dire qu'elle n'avait de liaisons avec personne, et qu'on n'avait vu venir aucun homme chez elle.
« Le juge d'instruction et le procureur du Roi voulurent, sans trop d'espérance de rien découvrir, tenter encore une dernière visite dans l'écurie, et ils se proposèrent d'examiner partout bien minutieusement. Le moment approchait où la vérité devait enfin se montrer au grand jour. Ils trouvèrent dans l'écurie une chemise de femme très-mauvaise, tachée de sang vers la poitrine et aux manches ; ils découvrirent encore, disséminés et soigneusement cachés sous la crèche, une paire de souliers de femme, [p. 87] une paire de bas de laine blanche et un mauvais corset de drap bleu. Tous ces objets sont ensanglantés. Sous les souliers, on remarque de la terre, du sang et quelques brins de chaume semblables à ceux qui ont été trouvés au bas du pantalon. Au bout d'une des manches du corset, on remarque aussi des cheveux. Tous ces objets sont saisis, après avoir été reconnus par Gabriel Mathieu pour appartenir à Marie-Rose. Ils sont apportés à Nantua.
« On fait subir à l'accusée un nouvel interrogatoire. On lui demande si elle peut fournir quelques éclaircissemens relativement à la blouse et au pantalon ; elle répond que c'est sans doute dans des vues de vengeance qu'ils ont été cachés chez elle ; on lui demande si elle a des ennemis ; elle répond qu'elle n'en a pas d'autres que sa mère, qui lui veut beaucoup de mal. On lui représente le corset de drap bleu; elle reconnaît qu'il est à elle, mais elle soutient que, depuis le 27 novembre précédent, il lui avait été volé et qu'il a été mis dans l'état où on l'a retrouvé pour la compromettre. On lui représente la chemise; elle soutient qu'elle n'est pas à elle, qu'elle n'en a jamais eu d'aussi mauvaise. On lui représente les bas de laine blanche; elle répond qu'ils ne sont pas à elle. On lui représente les souliers; elle convient qu'ils lui appartiennent, et qu'elle s'en est servie lorsqu'elle a arraché des pommes-de-terre. On lui fait remarquer qu'ils sont ensanglantés : elle répond que les souliers d'une femme peuvent bien être couverts de quelques taches de sang. On ajoute qu'il y a du sang sous la semelle : elle répond qu'elle a bien pu marcher sur sou propre sang.
Ces réponses ne manquaient pas d'une apparente justesse; mais les suites de l'information les ont détruites. II a été prouvé que le corset de drap bleu ne lui a pas été volé depuis le 27 novembre, puisqu'elle le portait encore dans [p. 88] les jours qui ont précédé l'assassinat, et notamment l'avant-veille; et il a été prouvé qu'à la vérité les bas de laine ne sont pas à elle, mais (ce qui est la même chose) qu'ils étaient en sa possession au temps du crime, attendu qu'elle les avait empruntés, quelques jours auparavant, d'une de ses voisines, pour aller à Cerdou. Il ne reste de ses réponses que la preuve qu'elle a cherché à tromper la justice,
« Il faut maintenant rapprocher de tous ces faits un autre fait, qui a été avoué ingénument par Gabriel Mathieu, fils du mari de l'accusée. On lui avait demandé si, dans la nuit du 7 au 8 décembre, il avait entendu quelque bruit dans la maison : il répondit qu'il n'en avait point entendu, mais que, dans cette nuit, sa belle-mère, qui garde ordinairement l'enfant qu'elle allaite dans sa chambre, l'avait pris dans son berceau et le lui avait apporté à l'écurie, où il couche, l'avait placé dans son lit à côté de lui, et l'avait chargé d'en prendre soin.
« Il est donc évident que cette femme est sortie de sa maison dans la nuit du 7 au 8; que l'assassinat ayant eu lieu alors, et que, quelques jours après, des vêtemens à son usage se trouvant cachés dans son écurie, couverts du sang et des cheveux de la victime, elle a nécessairement pris une part active à cet horrible attentat.
« Il faut faire encore un autre rapprochement. Qu'on se rappelle que l'empreinte des pas d'une personne qui n'avait pas de souliers a été remarquée dans la direction du cadavre à la maison de Marie-Rose ; qu'on se rappelle ensuite que les souliers de Marie-Rose ont été retrouvés chargés d'une terre dans laquelle des brins de chaume semblables à ceux du champ du Grand Pommier sont restés enchâssés, et l'on reconnaîtra que c'est bien elle qui a fui après le crime, en tenant ses souliers à la main ; car si [p. 89] elle les eût gardés à ses pieds, ces brins de chaume auraient été emportés dans le trajet. Ainsi, la culpabilité de l'accusée ressort de toutes parts. L'information a fourni encore contre elle d'autres charges qui ne sont pas moins accablantes.
« Le mardi 9 décembre, lendemain de l'assassinat, Marie-Rose alla chez une de ses voisines, la femme d'Humbert-Muloz, pour la prier de lui prêter 6 fr. 50 c. La femme Muloz ne voulait pas lui prêter cette somme; Marie-Rose, pour l'y décider, détacha une croix d'or de son cou et la lui remit à titre de nantissement. Les 6 fr. 50. c. furent prêtés. Pendant que l'accusée négociait ce petit emprunt, elle était assise près du feu, tenait ses mains sur ses genoux, et remuait les doigts. Marie-Thérèse, fille de la femme Muloz, âgée de quinze à seize ans, de retour en ce moment de l'école, vint s'accroupir auprès du feu, en sorte que ses yeux étaient à la hauteur des mains de Marie-Rose, et étant ainsi à portée de bien voir, elle remarqua, que celle-ci avait du sang tout autour des ongles de la main droite, et qu'elle n'en avait pas autour des ongles de la main gauche. Plus tard, la jeune fille fit part de cette remarque à sa mère, qui eut alors la pensée d'examiner avec une autre voisine la croix donnée en gage : elles la trouvèrent empreinte d'une tache de sang.
« Qu'on se rappelle que Perrin a été frappé à la tête des coups répétés d'une pierre à laquelle les cheveux sont restés attachés, et l'on comprendra aisément comment la main droite de Marie-Rose a été tellement ensanglantée, que, bien qu'elle se soit lavé les mains, elle a cependant conservé encore du sang autour des ongles; on comprendra aussi comment une goutte de sang a rejailli jusque sur sa croix, et pourquoi sa chemise en était tachée à la gorge. [p. 90 ] » En considérant l'affaire sous ces seuls points de vue, Marie-Rose serait coupable, elle aurait pris part au crime; mais un fait resterait encore dans l'obscurité : quel serait donc l'homme, son complice, qui a revêtu le pantalon et la blouse, et qui est allé, en se disant domestique de Piroz-Liodoz, de la commune d'Evouaix, attirer par un mensonge le malheureux Perrin hors de sa maison? La procédure va répondre à cette question.
A suivre...
Dernière mise à jour de cette page, le 18 janvier 2011.