Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL

Un parricide... en 1828 (4/5)

 

Résumé de l'épisode précédent : Marie-Rose serait coupable, elle aurait pris part au crime; mais un fait resterait encore dans l'obscurité, quel serait donc l'homme, son complice...

 

«  Les magistrats de Nantua, après s'être assurés que Marie-Rose n'avait de liaisons avec aucun homme, ont eu la pensée que c'était peut-être elle-même qui, sous les habits de son mari, était allée appeler son père en contrefaisant sa voix et son langage. Ils ont ordonné qu'elle serait chaussée des bas et des souliers trouvés dans l'écurie, et qu'elle serait vêtue du pantalon, du corset bleu et de la blouse. Sous ce costume ils l'ont examinée ; ils ont remarqué, et ils lui ont fait remarquer à elle-même, sans qu'on voie qu'elle ait pu faire la moindre réponse : 1° que les souliers indiquent, par leur forme, que chacun d'eux était destiné à un seul pied, et qu'une large tache de sang empreinte sur le coude-pied de l'un des bas, dessine exactement sur ce bas le contour de l'empeigne du soulier ; 2° que les taches de sang qui sont au coude et au bas de la blouse répondent à des taches de sang, à peu près de la même dimension, qui sont sur le corset aux points correspondant ; 3° enfin que, parmi les cheveux qui sont au bas du pantalon, on en trouve qui sont de la couleur de ceux de l'accusée.

« Il faut reconnaître à de pareils indices que Marie-Rose, qui portait au moment du crime les souliers, les bas et le corset, portait aussi le pantalon et la blouse : c'est donc elle qui, sous des habits d'homme, est allée appeler son père, ainsi que le bon sens des habitans de [p. 91] Belleydoux les portait à le dire depuis quelques jours.

« Toutefois, il se présentait encore quelques objections qui ont été réfutées par les faits. Comment les père et mère Perrin n'avaient-ils pas reconnu leur fille? Mais elle avait contrefait sa voix ; car sa mère, quoique persuadée qu'elle avait parlé à un homme, rapportait cependant que la voix de celui qu'elle prenait pour tel, était affaiblie comme celle de quelqu'un qui est fatigué. L'individu à la blouse bleue avait parlé, il est vrai, à Perrin et à sa femme en patois du pays d'Evouaix, bien différent de celui de Belleydoux, qui est celui de Marie-Rose. Mais ses voisins ont déclaré qu'elle imite très-bien et le patois et la voix des hommes d'Evouaix, qu'elle s'y est plusieurs fois exercée en leur présence. Comment une femme, qui est ordinairement si petite sous les habits d'un autre sexe, a-t-elle pu être prise pour un homme par deux personnes? Mais la mère a dit dans le temps que cet homme était d'une taille ordinaire, et Marie-Rose a cinq pieds, ce qui forme bien la taille d'un homme ordinaire. Enfin, comment Marie-Rose a-t-elle pu seule assassiner son père, le traîner dans un trajet de 120 pas, et reporter ensuite son corps au sentier des Gobets  ? Mais l’information nous apprend que Marie-Rose est d'une force de corps telle qu'un homme du pays a déclaré n'être point étonné qu'elle ait pu faire seule tout ce qui est indiqué par les traces retrouvées dans les temps sur le lieu du crime.

« A la fin de l'information, une dernière preuve est venue se joindre aux preuves déjà si nombreuses qui s'élèvent contre l'accusée. La femme qui était dépositaire de la clé de la maison de Marie-Rose a déclaré qu'une pelle et un trident, auxquels on n'avait pas fait attention dans les visites, étaient dans l'écurie; qu'ayant eu l'occasion de les regarder de plus près, elle remarqua que les manches [p. 92] de ces deux outils étaient tachés de sang. La présence de ces deux objets dans l'écurie a été aussi expliquée. Ils appartiennent à Sébastien Perrin; ils avaient été oubliés par lui à la porte de sa maison, dans la journée du 7, et le lendemain 8, on ne les y avait plus retrouvés. Il est vraisemblable, qu'allant dans la nuit appeler son père, Marie-Rose s'est emparée de ces instrumens, s'est servie de l'un d'eux pour porter le premier coup à son père, et les a ensuite emportés chez elle, dans ses mains ensanglantées. »

« M. le président procède à l'interrogatoire de l'accusée, qui a duré plus de deux heures; la voix de Marie-Rose Perrin était toujours faible et voilée, mais son impassibilité ne s'est pas démentie; elle a répondu avec présence d'esprit et sang-froid, opposant à la plupart des faits des dénégations, en expliquant d'autres avec adresse. Elle a protesté qu'elle aimait son père et son frère : sa mère et sa sœur seules n'avaient pas son affection; elle n'a commis aucun vol depuis sa première communion; elle n'a tenu aucun propos, n'a fait aucune menace. A quelques questions nouvelles, elle s'arrête et paraît méditer sa réponse. On a déroulé devant elle les habits tachés de sang, sur lesquels étaient collés les cheveux de son père; elle les a fixés d'un œil sec, d'un regard impassible; on lui a fait le récit de la mort de son père : elle s'est bornée à dire qu'elle était bien innocente.

« Les témoins étaient au nombre de trente-un, et tous ses parens, ses voisins, ou les amis de son père; ils ont reproduit toutes les charges de l'accusation. Devant plusieurs d’entr’eux l'accusée avait proféré des menaces cruelles, et ces menaces, elle les avait exprimées à diverses reprises, il y a six ans, il y a deux ans, il y a six mois ; à sa cousine elle avait dit, au mois d'août, qu'elle connais [p. 93] sait les intentions de son père pour son frère, mais qu'elle le tuerait comme un crapaud. L'intérêt et la jalousie dominaient son esprit, dictaient son langage, étaient le fond de toutes ses pensées.

« Un témoin, interrogé sur la force de l'accusée, a dit qu'il lui avait vu porter, avec son mari, un frêne de trente pieds, dont elle soutenait avec aisance la partie la plus pesante. D'autres ont déposé qu'elle contrefaisait parfaitement sa voix; qu'à la veillée, elle imitait la voix des hommes d’Evouaix et de Champfromier, et leur patois; que racontant une dispute avec un homme qui lui réclamait du bois, elle contrefaisait parfaitement son langage; que sa voix, faible à l'audience, était ordinairement forte et sonore.

« L'accusée a prétendu qu'on lui avait volé son corset, les habits de son mari, et que les bas n'étaient pas à elle. Les voisines ont reconnu le corset pour le lui avoir vu la veille de l'assassinat; les bas tachés de sang ont été reconnus par une femme qui les lui avait prêtés pour faire un voyage à Cerdou. Nul homme n'a paru dans la maison.

« Rose Perrin avait assuré aussi qu'elle s'était foulé le bras la veille du crime par une chute, et qu'elle était allée chez un voisin pour lui en faire part. Le voisin a déposé qu'elle n'était venue que le surlendemain du crime ; l'enfant de son mari, issu d'un précédent mariage, a déposé aussi qu'elle avait bien fait une légère chute, mais qu'elle ne s'était pas plaint.

« A l'audience du 20, un pharmacien a été consulté sur la tache très-légère existant à la croix de l'accusée ; il croit que c'est du sang, mais il y en a trop peu pour qu'il puisse l'assurer.

« La mère, le frère et la sœur de l'accusée, quoique cités comme témoins, n'ont pas été entendus : la morale et la loi repoussant ce témoignage accusateur. [p. 94] M. Quinson, substitut du procureur du Roi, prend la parole. Après quelques considérations sur le crime qu'établissent les débats, il en dévoile tous les détails, en discute avec force toutes les charges, et résume ainsi l'accusation:

« Messieurs les jurés, la conduite antérieure de l'accusée, sa conduite irrespectueuse envers les auteurs de ses jours, les mauvais traitemens dont elle les accablait, les menaces qu'elle avait proférées contr'eux, et qui avaient été portées à un tel point de violence qu'elle en rendait confidens tous ceux qu'elle connaissait ; la crainte qu'elle témoignait publiquement de voir son père faire un testament et avantager son frère, tout vous donnera la conviction qu'elle avait la coupable pensée du crime, qu'elle a pu l'exécuter.

« La tentative d'empoisonnement, consommée de sa part autant qu'il était en son pouvoir, vous fournira la preuve qu'elle était capable de recommencer ce qu'elle avait manqué une fois, et d'exécuter elle-même, et seule, le crime qu'un complice innocent avait fait échouer.

« Ces traces de pas remarqués depuis le cadavre jusqu’au domicile de l'accusée ; ces traces de pieds nus, tandis que ses souliers et ses bas, qu'elle avait rapportés à la main, sont restés empreints de brins de chaume du champ où avait péri son père; ce sang remarqué autour de ses ongles, ce sang qui a résisté à tous les efforts employés pour le faire disparaître, et qui est resté là pour graver, en caractères ineffaçables, le nom du coupable, le nom d'un parricide; ces vêtemens ensanglantés trouvés ça et là cachés dans plusieurs endroits de son habitation ; ces vêtemens couverts du sang et des cheveux de la victime, n'accusent-ils pas sa fille avec plus d'énergie que ne pourrait le faire tout autre témoignage? Une vaine et subtile argumentation ne pourra les éluder.

[p. 95 ] « Ses mensonges sur toutes les circonstances même indifférentes, ses variations, ses dénégations même sur les faits les mieux établis, vous donneront la mesure du grand intérêt qu'elle a de cacher la vérité.

« Ainsi votre conviction établie sur des bases inébranlables, sur des faits aussi constans et des preuves sans réplique résistera sans peine à d'impuissans efforts, et vous dictera l'arrêt que vous devez rendre. »

A suivre...

 

Dernière mise à jour de cette page, le 12 février 2011.

 

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