Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL |
La Planche à Dujoux est de nos jours une passerelle, parfaitement sécurisée, permettant aux randonneurs et aux pêcheurs de franchir la Valserine (et jadis de relier Champfromier au Grand Essert, hameau de Chézery). L'accès à cette passerelle, se trouve entre Les Iles (Champfromier) et Forens (Chézery), en dérivation d'un sentier.
Dujoux était évidemment un patronyme, celui de la dernière famille dont on associe le nom à cette passerelle. Précédemment, elle eut d'autres noms. L'existence de ce Pont, sous le nom de Cotton, est connue par les rapport et plan faits discrètement en 1750 par Reser (Rézer) pour le compte de la Savoie. Il est mentionné dans le Chemin des Espagnols, par Ghislain Lancel, 2017 (Note 76, p. 83). L'ingénieur Reser mentionne ce passage entre Savoie et France, le "Pont Cotton", en donne le descriptif, en rapporte l'usage pour le commerce et signale les soucis des voisins ayant des biens dans les deux pays :
"5°) Dès le pont susdit [de Chézery], en descendant le long de la Valserine, se trouve la maison [côté Savoie] de Cotton Pierre à feu Pierre (Coté I), vis-à-vis et en bas de laquelle passe la rivière susdite, sur laquelle est établi un pont de bois sapin, dit le Pont Cotton (Coté L) [de nos jours, la Planche à Dujoux], de 3 toises et 2 pieds de longueur [8,80 m], et de 3 pieds de large [1 m], composé de 5 sommiers de bois sapin, de 7 pouces [20 cm] de toute carrure (… 3 loups, culées en France et en Savoye, etc.)
Le pont susdit a été établi par les prédécesseurs de Pierre à feu Pierre Cotton susdit, sur ladite rivière, et chemin qui tend à Champ-Fromiez (Champfromier) et à Nantua en France (… pour aller au marché à Nantua, servant aussi à l’usage public …). Il a été fait à leurs frais et dépens, à qui en étoit l’entretien, et présentement aux susdit Pierre à fut Pierre Cotton ; il y a fait des réparations par moitié avec Pierre fils de fut Guillaume Dijoux dit Cotton de Langard [Dujoux (de Langard, hameau voisin sur Chézery), d’où reste l’actuelle appellation de Planche à Dujoux], le mois de mai en 1748, à leurs frais et dépens ; les négociants français qui passent quelques fois, donnent quelques bagatelles pour boire au susdit, afin de l’engager audit entretien (…), le tout suivant ce qu’il m’a été déclaré par le susdit Pierre à fut Pierre Cotton, âgé de 28 ans environ, et par le ci-devant nommé Antoine Julliard.
Le même Pierre Cotton susdit m’a encore déclaré que les employés de France le menacent de jeter le pont susdit dans la rivière, et ne prétendent pas que le même aille pâturer sur ses fonds qu’il a en France, à moins que son bétail n’y reste entièrement, ne voulant pas de même qu’il tire en Savoye son bois pour son chauffage, qu’il (a) aussi sur France, et même ni beurre ni œufs, sans qu’il en paye des droits, qui ne sait en quoi ils consistent (…)" [AST (Turin), Duche de Savoye, inv. 3, maz. 3, plan topog. fasc. n. 10].
Sur une carte de Durieu (1753), cette passerelle était notée (et représentée) "Planche (et moulin) de Cretau (lire probablement : Cotton)". Signalons que le monticule voisin, situé à l'entrée de Chézery était alors dénommé "Patibule", autrement dit c'était le lieu de l'implantation des fourches patibulaires (gibets)... [SHD, Vincennes, J10 C791].
De nos jours, dans la mémoire populaire, cette Planche à Dujoux est traditionnellement associée au passé de Champfromier. Pourtant, elle est sans conteste sur le territoire de Chézery (toutefois avec un propriétaire champfromérand de part et d'autre !) Peut-être aussi les souvenirs la confondent-elle avec sa voisine, la planche des Iles. En tous cas, c'est bien sur le territoire de Chézery que "La Planche" est représentée sur les plans de 1818 (Chézery, Section G, des Crets, 1ère feuille).
On relève au registre des délibérations de Chézery, cession du 10 mai 1853, que cette planche fait partie de cinq travaux prioritaires : "1) Réparation de la planche dite Planche Dujoux, sur la Valsérine, entretenue par Chézery et Champfromier, qui menace ruine, et causera sans doute un malheur, si l'on n'y porte remède".
"Le 5 janvier, le nommé Prost (Antoine), âgé de 36 ans, célibataire natif de Chezery, domestique du sieur Dujoux (Jean-marie), s'était rendu avec son maître au lieu-dit à la Passerelle des Isles, commune de Champfromier, pour y ramasser du bois. Le vent lui enleva sa casquette et la porta dans la Valserine. Il voulut la retirer, malgré la défense de son maître. Il glissa et fut précipité dans les flots. Ce n'est que le 7 que son corps a été retrouvé sur le territoire de Champfromier ; mais il avait été tellement tourmenté par les eaux que ses vêtements étaient réduits en lambeaux." [L'Abeille, 14 janvier 1860, p. 3].
Il est présumé que ce drame fut à l'origine d'une destruction de cette passerelle, puis d'une reconstruction avec usage saisonnier. En effet le 20 juin 1860 un sieur Dujoux (demeurant à proximité) sollicitait l'administration pour qu'elle l'autorise à établir une passerelle, nécessaire à l'exploitation de sa propriété (parcelles agricoles sur les deux rives de la Valserine, à Chézery et à Champfromier). Le 6 juillet 1860, le directeur du service général des douanes se range derrrière l'avis qui lui a été transmis, à savoir que la passerelle sera autorisée, mais "seulement pour le temps des semailles et des récoltes"... [Arch. privées, Cl. Zarucchi (Coll. Jean Ducret)].
La vallée de la Valserine est souvent très encaissée dans cette portion de son cours. Mais là, les rives sont accessibles. Le terme de "Planche" rappelle que, jadis, seul le bois était utilisé pour ces fragiles passerelles qui, initialement, n'étaient constituées que de vulgaires troncs couchés côte à côte. La mémoire orale conserve le souvenir récent d’un partage équitable des frais entre les deux communes, chacune offrant deux perches, autrement dit deux troncs. Les uns furent pris sur Forens et coupés par Félix Ducret du Grand-Essert (hameau de Chézery), et les deux autres sur Champfromier, abattus par Anatole Grenard des Isles. Dans le temps, les crues de la Valserine emportaient régulièrement la "Planche à Dujoux" et il fallait tout recommencer... Il en était de même pour la planche reliant Chaudanne à une île au contour aléatoire dans l’un des bras mouvants de la Valserine. Placer cette autre "planche" était de la responsabilité de Vincent Durafour.
Plus tard ces rudimentaires passerelles furent remplacées par de vraies planches posées en travers sur deux câbles d’acier tendus entre les deux rives, et deux autres câbles furent tendus plus haut pour servir de main courante.
La Seconde guerre mondiale arrive. Fin juin 1940 la Valserine est prise pour ligne de démarcation officielle. Dès lors Chézery village se trouve en zone occupée, tandis son hameau Forens (et la commune de Champfromier) sont en zone libre, ce qui, durant les premiers jours, n'a guère d'effet... Comme tous les dimanches, le 7 juillet 1940, les jeunes de Chézery vont faire la fête au restaurant Famy de Forens. Mais à 21 heures, une compagnie allemande arrive à Chézery et s'installe sur le pont pour contrôler la ligne de démarcation. La fête s'achevant tard dans la nuit, les jeunes arrivent au pont. Mais les allemands leurs interdisent de passer et de rentrer chez eux, à Chézery village ! Prisonniers en zone libre, que faire ? Mais oui, passer par la Planche à Dujoux, pour rentrer discrètement en zone occupée !
Naturellement les allemands détruisirent ensuite toutes les passerelles sur la Valserine. La guerre passée, la reconstruction fut vite à l'ordre du jour. Par lettre du 14 juin 1945, M. le Maire de Champfromier répondit à celui de Chézery à propos de sa demande de reconstruction des deux passerelles voisines des Iles et surtout de la Planche à Dujoux, "en raison de sa situation plus favorable comme accès". Il fut répondu que la première serait réparée dans la semaine, du fait du nouveau cordon de surveillance de la Zone Réservée mais que pour la Planche à Dujoux, n'ayant pas les poutrelles ni le ciment nécessaires, si Chézery pouvait la reconstruire alors il s'engageait à en payer la moitié des frais. La tradition du partage des frais perdurait ainsi pour maintenir la communication entre les deux territoires voisins. Une passerelle provisoire fut certainement construite. Plus tard ce fut Yves, père de Bernard Vuaillat (actuel maire de Chézery) qui la reconstruisit. Désormais la charge en est entièrement prise par Chézery.
Les passerelles furent nombreuses à donner leur nom à un emplacement voisin. On relève plus d'une cinquantaine de lieux-dits Planche ou Planchettes dans le département. Quant au patronyme Dujoux, il provient habituellement du gaulois JURIS, hauteur boisée, mais en nos pays, "joux" est le sapin en patois.
Publication : Ghislain Lancel. Remerciements : Bernard Vuaillat, Michel Blanc (Photo).
Première publication le 29 décembre 2015. Dernière mise à jour de cette page, le 31/10/17.