Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL |
Le nouveau Pont des Pierres en béton sur la Valserine, entre Montanges et Confort, tout aussi impressionnant que le précédent, est bien connu pour ses caractéristiques, alors remarquables (130 mètres de longueur, 80 m de portée principale, 80 m de hauteur libre). Ce que l'on sait moins, c'est que de temps "immémorial", il exista un pont de ce nom à proximité, en fait un double pont, situé tout en bas de la gorge, et seulement accessible au meunier et riverains, ponts composés de simplement une et deux planches mesurant chacune 8 pouces de largeur.
Le Pont des Pierres doit évidemment son nom aux énormes blocs rocheux accumulés au fond de la profonde gorge, et bien visibles de nos jours depuis ce pont.
C'est par un rapport de l'année 1750 que l'on dispose d'une description précise de ce double pont, localisable sur un plan détaillé joint. Rappelons que depuis le Traité de Lyon en 1601, la rive gauche de la Valserine était demeurée savoyarde, tandis que la rive droite était passée à la France. Mais dès l'année de ce traité la France ne cessa d'exercer des pressions sur la Savoie, pour que cesse l'anomalie de ce corridor (dont l'utilité principale avait été de laisser passer les troupes espagnoles, le fameux "Chemin des Espagnols"). En 1750 la Savoie est inquiète, à juste titre puisqu'elle perdra définitivement cette enclave au Traité de Turin en 1760. Elle fait rédiger par l'ingénieur Rezer une étude secrète sur son territoire, pour lequel l'ingénieur produit un rapport où tous les ponts sont minutieusement détaillés. Voici donc, article 7, ce qui concerne le primitif "Pont des Pierres". On regrettera l'absence de détails concernant le moulin, lié à l'activité de cette double passerelle, mais il était alors situé en France, et donc logiquement hors du rapport.
"7°) Dès le pont susdit [de Sous-Roche], en descendant la rivière susdite [Valserine], se trouve la maison de d’Aimey Neyroud (coté P au plan ci-dessous), située en bas du village de La Mulà (coté Q), sous le roc, en-dessous de laquelle passe la rivière, sur laquelle est établi le Pont dit des Pierres (coté R), sur le chemin qui tend à Montange, et aux villages circonvoisins, composé d’une planche toute simple de bois sapin, de 3 pieds de longueur [1 m] et neuf pouces de largeur [25 cm], appuyée sur des pierres de roc de la rivière, tant de la part de France que de celle de Savoye ; sur lequel pont il n’y peut passer que gens à pied, attendu que pour y parvenir il faut descendre par le roc, qui est très risquable, et au pied duquel il y trois pas [3 mètres] de degrés [marches d’escalier] en bois, ensuite de quoi l’on passe sur ladite planche formant le pont susdit ; après quoi, l’on monte par une pierre de roc en haut, dans laquelle sont marqués et formés quelques mauvais pas pour y monter plus facilement ; à coté desquels pas, il y a des pièces de bois sapin servant de garde-fous pour s’y tenir et être hors de risque de se précipiter dans la rivière ; et de là on passe encore sur un autre pont de 8 pieds de longueur [2,70 m] et un pied 4 pouces de largeur [45 cm], qui est tout sur France, appuyé de part et d’autre sur le roc nu, lequel pont est composé de deux pièces de bois sapin de la longueur susdite et chacune de 8 pouces de largeur [22,5 cm], et 3 pouces d’épaisseur [8,5 cm], faisant la largeur du pont susdit.
Les ponts susdits ont été établis sur ladite rivière depuis un temps immémorial, par les prédécesseurs d’un français nommé Joseph Roman, à qui appartiennent présentement des moulins [ruines actuelles dites du Moulin des Pierres (Montanges)] qui sont établis sur le bord de ladite rivière, de la part de France.
Ils ont été faits et construits pour leurs commodités, pour passer en Savoye et pour s’attirer au moulin de la pratique [l'usage par des gens] de Savoye ; il fut construit à leurs frais et dépens, et l’entretien était à leur charge, et présentement les réparations et entretiens des ponts susdits sont à la charge du susdit Joseph Roman ; ils furent faits sans ordre de personne, mais de la propre volonté des prédécesseurs du susdit par les raisons ci-dessus, suivant ce qu’il m’a été déclaré par Joseph Ducré, âgé de 48 ans environ, et du sieur Joseph La Racine, âgé de 25 ans environ, tous deux de la paroisse de Lencrans, lequel La Racine l’aurait ouï-dire, de même à fut son père qui est mort âgé de 89 ans environ."
Si les plans napoléoniens de 1833, montrent bien, pour la feuille B5 de Montanges, l'ancien "Moulin des Pierres", et même son long bief de déviation et d'amenée de l'eau à la roue du moulin, par contre, ni cette feuille ni celle correspondante A1 de Confort, ne conservent la trace d'un ancien pont.
Après rotation de chacune des planches afin que le nord soit positionné comme habituellement vers le haut, on a toutefois le sentiment que l'ancien double pont de 1750 aurait pu se situer près, ou très peu en amont de l'entrée de l'ancien bief. En effet, la feuille de la carte de Confort, plus précise que celle de Montanges à cet endroit de la rivière, montre la présence d'une île (notée "Rochers"), île qu'une flèche rattache au territoire de Confort (ce qui justifierait la double planche).
Mais cette hypothèse ne s'accorde pas avec les entailles dans les rochers, présumées destinées à recevoir des pieux de soutien pour l'ancien pont, entailles encore bien visibles de nos jours.
Voir la maquette du premier pont
Voir le Pont des Pierres en 1909 ; en 1954.
Sources : AST (Archives d'Etat de Turin, Italie : Duché de Savoye 1750, paquet 3 plan topog. fasc. n. 10) ; Plans cadastraux napoléoniens.
Publication : G. Lancel. Photo des entailles, par Robin Letscher (2015)
Première publication le 03/03/20. Dernière mise à jour de cette page, idem.