Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL

Une veuve enceinte... (1764)

 

Deuxième partie (Retour à la première partie) :

 

"Il répandit de toutes parts le bruit que la suppliante n’avait point fait de déclaration de grossesse et qu’elle avait perdu son fruit.

Ces calomnies n’étant point encore suffisantes à son gré, il en écrivit sur le même ton au Procureur d’office de la Justice de Nantua. Il fit le rôle infâme de dénonciateur, il sollicita et menaça cet officier jusqu’à ce qu’il eut fait emprisonner la suppliante.

Ce Procureur d’office, qui dans la suite a été obligé de déposer les lettres du curé de Montange, a eu l’infidélité de n’en montrer que deux seulement, tandis qu’il en a d’autres antérieures et dont l’existence est prouvée par celle du 23 juillet qui est la première des deux qu’il a remises au greffe.

En effet, cette lettre du 23 juillet est conçue en ces termes... « Monsieur, on ne sait point au vrai si l’enfant qu’a fait cette veuve a été baptisé et ce qu’il est devenu. Si vous ne sévissez pas comme votre ministère l’exige, un pareil exemple ne peut avoir que des conséquences funestes, elle a accouché, rien de plus certain, sans avoir fait aucune déclaration de grossesse, vous avez vu la déposition de la maîtresse jurée accoucheuse qui en fait foi. Elle dit l’avoir fait baptiser au curé de Champfromier, qui n’en donne aucun certificat. Elle certifie avoir rapporté l’enfant à la maison, qu’est-il devenu ? On n’en sait rien. Pour couvrir son crime, ne l’aurait-elle point perdu ? C’est ce qu’on en peut dire. Etc. »

Deux choses résultent de cette lettre :

1° Ce n’est pas la première lettre que le curé eut écrite au Procureur d’office, il en avait déjà une du 22 juillet où le curé racontait l’affaire avec les couleurs les plus noires, et pour que cet officier ne douta pas, le curé lui avait envoyé la déclaration qu’il avait extorquée de l’accoucheuse le 19, « vous avez-vu », dit-il, la déposition de la maîtresse jurée accoucheuse, il lui en rappelle la preuve.

2° Le curé accuse formellement la suppliante de n’avoir point fait déclaration de grossesse, il élève des doutes criminels sur le baptême de l’enfant, malgré la déclaration qu’il avait extorqué de la sage-femme. Il fait naître des soupçons sur la suppression de l’enfant, et (mais) il existe, il presse le Procureur d’office de sévir comme son ministère l’exige et de faire un exemple d’unpareil crime. Le curé ne se borne point à demander le ministère de la partie publique pour faire le procès à la suppliante, il l’outrage encore à agir pour la priver de la tutelle de ses enfants légitimes. C’est ce qu’annoncent les premières lignes de sa seconde lettre du 26 juillet déposée au greffe par le Procureur d’office.

Les parents sont enfin assignés pour se charger de la tutelle des enfants de feu Joseph Ballet que leur mère a perdu par l’accouchement d’une fille.

Il continue en disant au Sr Molinard, Procureur d’office « ... on vous a donné la preuve convaincante de cet accouchement, comme on vous en donne encore une infinité d’autres, si vous le souhaitez ». Cela prouve très clairement qu’il y avait d’autres lettres contenant le détail de cet événement."

Le curé ne se borne point à cette déclaration, il excite le zèle du Procureur d’office en ces termes « ... Tout ce que je puis vous dire, c’est que tout le monde dit ici qu’il n’y a plus de punition pour les coupables, que chacun peut en faire autant sans rien craindre ». Il va plus loin encore, il fait entendre au Procureur d’office que son inaction peut faire penser qu’il se sera laissé gagner par la coupable et que l’on pourra gagner les officiers aussi bien que d’autres. Et voici la conséquence qu’il tire de tout cela « par conséquent il est nécessaire de sévir et punir celle qui le mérite, surtout si elle a perdu son fruit, comme on le croit. Point de déclaration de grossesse et un enfant perdu doivent vous déterminer à remplir votre ministère ».

Le curé s’offre ensuite pour témoin de l’information, il insinue au Procureur d’office de le faire assigner, il lui annonce ce qu’il aura à déposer. « Si je suis assigné, lui dit-il, je pourrais assurer qu’un de ses frères vint me trouver le Samedi Saint et me pria de lui dicter une formule de déclaration qu’il voulait que reçut notre châtelain et m’assura qu’il ne s’en irait pas qu’elle ne fut faite, ce que je fis. » Voila qui prouve bien la confidence que le curé de Champfromier, frère de la suppliante, avait faite au Sieur Montanier, puisque d’ailleurs ce fut le même jour qu’elle fit sa déclaration.

« J’espère, ajoute-t-il, que vous ne tarderez pas à remplir les obligations de votre ministère, afin d’obvier aux désordres que n’apportent que trop souvent de pareils exemples ». On voit ici avec quel empressement le curé sollicite la partie publique d’agir, lui qui aurait dû couvrir de son manteau de charité la faute où était tombée la suppliante.

Par un post-scriptum, il indique deux témoins pour certifier de la vérité des faits avancés dans sa lettre et il finit ainsi « Enfin, bien d’autres preuves que je pourrais vous dire, mais je crains de vous ennuyer ».

Le Procureur d’office, ainsi provoqué et sollicité même avec menaces de la part du curé, donna une requête au juge de Nantua le même jour 26 juillet. Il exposa que la suppliante avait accouchée d’une fille le 18 sur les 9 heures du soir, laquelle avait reçu le baptême à Champfromier à l’heure de minuit et avait été rapportée au domicile de la suppliante, que tout cela résultait d’une déclaration qu’en avait faite la maîtresse juré accoucheuse par devant notaire, qu’à la réception de cette déclaration, il avait apprit que cette veuve s’était absentée sans que l’on su ce qu’était devenu l’enfant, qu’ensuite elle avait reparu chez elle, mais qu’elle n’avait fait aucune déclaration de grossesse ni d’accouchement, quoique les officiers locaux fussent sur les lieux, que les mémoires qu’il venait de recevoir ne lui permettaient pas de retarder l’information à faire en pareil cas, pour acquérir la preuve des faits concernant cette grossesse, accouchement et absence d’enfant.

Mais il ne se contenta pas de requérir cette information inutile et, entrant dans la passion du curé, il prétexta que la suppliante pourrait s’absenter et passer chez l’étranger, attendu le voisinage, et sous ce prétexte il requit que permission lui soit accordée de la faire arrêter, prendre au corps et traduire dans les prisons de Nantua pour y subir les interrogatoires en pareil cas nécessaires, et ensuite le procès instruit et continué à la forme de l’ordonnance (...).

En exécution de cette singulière ordonnance, un sergent et deux records [lire : recort, témoin] se rendirent à Montange le 27 juillet de grand matin et allèrent recevoir les ordres du curé, qui les conduisit lui-même au domicile de la suppliante. Elle fut arrêtée et partit au milieu du cortège. Le curé voulut se donner la satisfaction de la voir partir dans ce triste état, et quoiqu’accoutumé à rester tard au lit, son levé précéda celui de l’aurore. D’ailleurs il craignait que la suppliante ne fit résistance et il voulait y remédier par deux précautions qu’il prit.

La première fut de faire donner une corde au sergent pour lier et garrotter la suppliante, voulant par cette sage précaution prévenir un enlèvement ou une évasion. Mais le sergent ne crut pas devoir écouter en tout le bourreau de la suppliante.

La seconde fut de donner main forte au sergent et à ses records, en les faisant escorter par trois hommes à lui affidés [attachés à sa cause], dont deux étaient armés l’un d’une faux et l’autre d’une pioche.

Ainsi la suppliante fut tirée de chez elle le huitième jour de ses couches pour être conduite aux prisons, on lui fit faire à pied les quatre lieues qu’il y a de Montange à Nantua, à son arrivée elle fut écrouée sur les registres de la geôle et ensuite interrogée.

Cependant la suppliante, à son arrivée dans les prisons, n’eut rien de plus pressé que de faire appeler un chirurgien pour veiller sur l’état dangereux où elle se trouvait, elle a été malade pendant tout le temps qu’elle a été dans les prisons, elle en est sortie malade et elle s’en ressentira le reste de ses jours, il est même surprenant qu’elle n’en soit pas morte.

Le juge des lieux ne tarda pas à l’interroger, elle lui rendit compte de sa grossesse, de la déclaration qu’elle en avait faite par devant le châtelain du lieu de son domicile, de son accouchement, du baptême de son enfant à Champfromier, des raisons qu’elle avait eu de ne le pas faire baptiser à Montange, de l’endroit où elle l’avait mis en nourrice.

Depuis son emprisonnement et ses réponses, cinq jours s’écoulèrent sans que le Procureur d’office fit le moindre mouvement ni la moindre procédure quoique le 28 juillet le châtelain de Montange, sur l’avis de cette étonnante procédure, eut déposé au greffe de la justice la déclaration de la suppliante du 21 avril. Ce qui la détermina à lui faire une sommation le premier août de faire les diligences nécessaires pour parvenir au jugement définitif, à défaut de quoi elle protesta de se pourvoir.

Huit jours entiers s’écoulèrent sans réponse de la part du Procureur d’office, il est à présumer qu’il les employa, ainsi que les cinq jours précédents, à écrire au dénonciateur l’embarras où il était, mais il n’a pas voulu donner connaissance des réponses du curé parce qu’apparemment ils ont agit de concert.

Enfin le 8 août, parut une sommation du Procureur d’office dont le langage a de quoi étonner. Il dit que s’il a fait emprisonner la suppliante c’est :

1° parce qu’il avait appris la grossesse (...), sans savoir si elle avait fait sa déclaration ; beau motif assurément (...) ;

2° parce qu’il ne savait pas si l’enfant avait été baptisé ; mensonge odieux (...) ;

3° qu’il ne savait pas où cet enfant était ; vaine excuse, s’il l’avait demandé à la suppliante, elle lui aurait dit (...) ; le soupçon de suppression ne pouvait tomber que dans un génie furieux tel qu’est celui d’un ennemi juré tel qu’est aux Genolin le curé de Montange ; (...)

Le procureur d’office ajoute qu’elle a tort de se plaindre de ce qu’il n’instruit pas son procès parce qu’elle ne peut savoir les démarches qu’il fait pour acquérir des preuves. Il l’interpelle de justifier de l’acte de baptême de son enfant, à défaut de quoi son procès sera bientôt instruit (...) puis qu’elle convient d’avoir accouché et que son enfant était en nourrice dans un village proche de Seyssel sans en savoir le nom (...)

Ne dirait-on pas à l’entendre que la suppliante devait accoucher publiquement et que c’est un crime d’avoir voulu le faire le plus secrètement possible.

Ce n’était là que des prétexte pour prolonger la détention de la suppliante, aussi quatre jours après cette sommation, c'est-à-dire le 12 du même mois d’août le Procureur d’office en fit signifier une seconde, par laquelle il dit qu’ayant pris les éclaircissements nécessaire sur les couches de la suppliante et sur le baptême de son enfant, il n’entend plus la détenir dans les prisons, consent qu’elle sorte dès aujourd’hui, et où elle voudrait y déférer, il fait toutes protestations.

Cette sommation finit par une réserve de toutes répétitions, si aucunes sont dues ; on ne sait pas sur quoi elles pourraient tomber. Ce ne serait assurément pas sur les aliments fournis à la prisonnière, puisque le geôlier ne lui en a point fourni, sur la défense expresse que lui en avait fait le Procureur d’office. Pendant tous le temps que la suppliante a été dans les prisons, elle a été obligée de se faire apporter des aliments du cabaret, à ses frais.

La suppliante, dénuée de conseil sur les lieux où le Procureur d’office tient tout le monde dans la crainte, ne put répondre que le 29 à cette sommation.

Elle accepta d’abord l’aveu fait pas cet officier de son innocence. Il interjeta appel, et du décret de prise de corps, et de toute la procédure faite contre elle. Elle l’invita de lui nommer son dénonciateur et de déposer au greffe les mémoires et lettres à lui envoyées.

Le Procureur d’office répondit qu’il déposerait au greffe les dénonciations qui lui avaient été faites, mais il ne tint pas exactement sa parole, car il ne déposa que les deux lettres dont on a parlé ci-devant, et qui en annoncent d’autres.

La suppliante sortit donc de prison, et au moyen de l’appellation qui a précédé, ses droits sont entiers."

 

A suivre...

 

Publication inédite : Ghislain Lancel. Source : AD74, 1G344

Première publication le 18 novembre 2015. Dernière mise à jour de cette page, idem.

 

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