Patrimoine et Histoire de Champfromier, par Ghislain LANCEL

Peigneur de chanvre

Quand il n'y avait plus de travaux aux champs et que les travaux d'entretien d'automne étaient achevés, en octobre, les peigneurs de Champfromier se rendaient sur leur nouveau lieu de travail, celui du chanvre à peigner. Ils y allaient à pied, emportant leur lourd peigne aux dents d'acier, parcourant une quarantaine de kilomètres chaque jour, en s'arrangeant pour arriver un dimanche, afin de pouvoir assister à la messe. Ils rentraient avant le printemps avec leur petit pécule, ou bien faisaient deux expéditions, l'une se terminant alors vers Noël et l'autre recommençant courant mars. Leur langage un peu secret, le bellot, a fait l'objet de nombreux articles dans les publications locales. A peu près à la même époque que celle des migrations saisonnières des peigneurs, les filles se dirigeaient vers Lyon dans les ateliers de soierie, parfois dirigés par des compatriotes. L'activité de peigneur tomba en désuétude à la fin du XIXe siècle et ne fut que partiellement remplacée par la lapidairerie.

Le chanoine Vuillermoz, dans son livre sur les Deux villages en parenté, La Pesse et les Bouchoux, reprend un paragraphe du livre de Gustave Burdet sur le bélau, cet étrange parler des peigneurs de chanvre, les pignards. Ces deux villages étant limitrophes au nord de la commune de Champfromier, on peut certainement adapter ces récits à Champfromier. Les peigneurs se rassemblaient à Cerdon (Ain), ou à Bouchoux, et dès ce moment ils parlaient le bélau. Les hommes partaient par groupes, sous la conduite d'un chef, le touaire, ayant sous sa responsabilité un dégrossisseur (euriblio), les peigneurs (fardieux) et les apprentis (gudis ou maris). Ils partaient pour le Doubs, la Haute-Saône, et même l'Alsace [Ouvrage cité, p. 551-562, dont un volumineux lexique (Voir aussi Genolin, p. 256-257)]. Paul Duraffour sauvait aussi de l'oubli en 1986 les activités de ces groupes de peigneurs : voyage à pied, grosses chaussures cloutées, ample roulière (blouse), large chapeau de feutre, gros parapluie, carnier en cuir et peigne. Il y avait trois sortes de peignes (brite), l'euriblia brita à grosses dents pour le dégrossisseur, un autre à dents moyennes et la gorda brita à dents douces sur laquelle le douaire fignolait le travail [P. Duraffourg, dans Les Amis du Vieux Saint-Claude, n° 9 de 1986, p. 15-17, d'après ses souvenirs, G. Burdet et A. Gaillard dans la Randonnée d'un pignard].

 

Les peigneurs de Champfromier au XVIIe siècle

Les mentions de peigneurs de Champfromier sont très rares au XVIIe siècle. On dispose pourtant d'un témoignage assez explicite, relevé dans des actes notariés de 1698, celui de Joseph HENRI (Branche des Henri Coutier) lequel, pour l'entretien de son père Claude Henry, laboureur à Monnetier, à cause de sa vieillesse, lui donne 120 livres "provenant des épargnes et salaire qu’il a gagné dans le pays du Comté de Lorraine et ailleurs, allant peigner les chanvres" [3E 14277, f° 105 du 14 juillet 1698].

A la fin de ce siècle, un acte nous apprend que les peignes se louaient : on reproche à Claude Marquis-Henry dit Costier [10015] d'avoir loué 2 peignes à chanvre durant 9 années à feu Joseph Tissot [8970], sans payer, et qu'il les dits perdus, en 1705. Quelques jours plus tard, la dette sera reconnue, ce qui nous permet de connaître le prix, abordable, 9 livres pour les deux peignes perdus et loués 9 années [3E17442, f° 45v (8 mai 1705) et 52v (17 mai 1705)].

Les peigneurs de Champfromier au XVIIIe siècle

Un cas concernant plusieurs peigneurs de Champfromier et Montanges, datant du milieu du XVIIIe siècle, a été révèlé par une généalogiste, après bien des efforts ! C'est d'abord celui de Jean GROBELET (fils de Martin et Hélène Ducré), marié en 1747 en Meurthe-et-Mozelle à Rosières-en-Salines (10 km au SO de Nancy, encore plus au nord qu'Epinal). Il a fallu de l'imagination pour deviner depuis ce département éloigné que le futur marié, originaire de "Jean-Frémy, province du Puget", était en réalité natif de Champfromier, province du Bugey ! Son témoin était "Louis Beraud [Berrod], compatriote [de Montanges (voir ci-dessous)], marchand de vin et aubergiste à St-Nicolas-de-Port [village voisin]".

Claude-François Grobellet (né en 1714 à Champfromier), frère de Jean, l'avait précédé, mais sans y trouver le bonheur. Il est mort le 14 février 1741 à Nancy (Paroisse St-Sébastien), âgé de 26 ans, "chanvrier". Ce frère était dit né à "Champfremy, près d'Annesy en Pays de Savoye" !

Pour l'anecdote, signalons que ledit Jean Grobellet, qui avait épousé Catherine Richard en 1747, eut un fils Joseph né en 1756 à Rosières-en-Salines (54), fils curieusement dit sergent de police (à la naissance de sa fille Thérèse en 1793) puis peigneur de chanvre (au mariage de cette fille en 1813)... Ce Joseph avait pour ami un certain Joseph Laugier, curé de Rosières. A la Révolution ledit curé est devenu fervent révolutionnaire "au point de se défroquer et de se désigner comme maître à penser de la ville. Chaque dimanche à 11 heures il réunissait toute la population pour un "sermon révolutionnaire", et ceci dans l'église ! Il avait même fait venir la guillotine pour faire exécuter ceux qui manqueraient à l'appel (c'était plus convaincant que les feux de l'enfer de son ancien ministère...) Mais l'église ayant un mobilier religieux, l'ex-curé a eu l'idée de s'en débarrasser... et de se l'approprier, aidé par son ami Joseph Grobellet..., ce qui a fait réagir les notables de la ville, d'où la destitution et l'emprisonnement à Nancy de l'ex-curé Laugier." On ne dit rien de notre Joseph Grobellet, mais n'aurait-il pas été destitué de sa fonction d'agent de police, pour reprendre une activité plus terre à terre, celle de peigneur de chanvre...

Dernière information concernant ce groupe originaire de Champfromier et des villages voisins, ledit Louis Beraud, témoin de Jean Grobellet lors de son mariage, s'était lui-même marié le 19 janvier 1725 avec Elisabeth Gérard, sous le nom de "Louis Berroz-Vallier de Montanges", la France est petite !

 

Martin Tournier, né en 1734 à Champfromier [CI-1664], a aussi été retrouvé peigneur de chanvre se mariant en 1766 en Meurthe-et-Moselle (à St Maurice aux Forges, 65 km à l'Est de Nancy) [Info Christian Tournier, Cuanais].

Dans l'inventaire après décès en 1768 de Joseph Genolin [1056] de Monnetier, se trouve un peigne à chanvre. En patois : "on puigne pour painier le chambre" [25B531, liasse 136].

Chaque peigneur avait son son ou ses peignes personnels, et faisait le voyage avec son matériel. Comme tout ce qui était à base de fer, et devant être acheté, ils étaient parfois noté dans les inventaires. Ainsi, Antoine Tournier [10293], laboureur de Champfromier, dans son dernier codicille en faveur de son fils Jean-François en 1747, lui réserve "cinq peignes propres à peigner le chanvre, savoir trois gros et deux petits" [3E17461, Codicille 224 (7 mars 1747)]. De même Antoine Genolin, lègue par testament en 1735 à deux de ses fils, leur équipement pour vivre leur vie indépendamment de leur frère aîné, et en fait partie "un peigne propre à peigner le chanvre", au même titre qu'une piarde (pioche) ou leur lit garni de deux draps [3E17460, Testament, n° 101 (2 juin 1735)].

Partir, était risque de péril de mort... Plusieurs font même leur testament, par précaution, et ce n'est pas toujours inutile ! Voir : Partir.

Voir aussi en 1768/69, où l'on ne peut élire les syndics de Champfromier, et le motif en est que de trop nombreux habitants sont absents. Et comme des amendes sacnctionnent ces absences, il est déclaré (le 15 novembre 1768) qu'ils viennent de partir pour peigner le chanvre. Vrai ou faux, en tous cas le motif est crédible et témoigne de la tradition qu'un grand nombre d'hommes partaient chaque hiver pour peigner le chanvre hors de la province.

Les peigneurs de Champfromier au XIXe siècle

On ne dispose de guère plus d'informations concernant précisément des peigneurs de Champfromier au XIXe siècle. Les principales proviennent de deux ou trois transcriptions de décès et de données aimablement fournies par des généalogistes qui les retrouvent au hasard de leurs recherches. Les deux transcriptions se situent en Alsace, dans les Vosges, et curieusement l'un des décès hors saison, en juillet !

Alexandre EVRARD, 45 ans, peigneur de chanvre, est décédé dans les Vosges, le 6 juillet 1824 ; la date est une surprise, en été ! Alexandre n'est alors pas le seul de Champfromier, puisque c'est Joseph COUTURIER , 40 ans, lui aussi peigneur de chanvre, qui est le second témoin de son décès. Les déclarations sont authentifiées par les passeports. Alexandre meurt chez Sébastien Aubry, 37 ans, cultivateur à Jeanménil (Vosges), village situé à environ 340 km de Champfromier (en prenant pour itinéraire Nantua, Cerdon, Lons-le-Saulnier, Dôle).

On trouve Champfromier une autre transcription de décès de peigneur de chanvre, mais encore plus tardivement, cette fois durant l'hiver 1842 à Bouxières-aux-Bois (aussi dans les Vosges), c'est celui de François MARTIN. Il est tristement trépassé un premier janvier, âgé 22 ans seulement. Il semblait seul de Champfromier à peigner dans ce village car les témoins du décès sont des locaux et il ne travaillait peut-être pas pour un patron attitré, étant "Peigneur de chanvre en cette commune".

Les deux villages des décès ne sont distants que d'une trentaine de kilomètres, tous deux situés au nord d'Epinal.

Une troisième transcription de décès est présumée être la plus ancienne connue concernant un peigneur de Champfromier, mais la profession n'est pas précisée. Elle concerne Joseph Tissot, décédé en Lorraine le 26 septembre 1703, enterré "en Haimeville paroisse de Bromoncourt" [Haigneville (54290) Brémoncourt].

 

Publication Ghislain Lancel. Remerciements : Mme Francine Poirel (39500 Tavaux) pour les Grobellet, extrait de sa généalogie et d'une livre ancien de la bibliothèque de Rosières ; M. Paccoud ; Christian Tournier, Cuanais.

Première publication, le 22 avril 2008. Dernière mise à jour de cette page, le 16 octobre 2014.

 

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